Jazz

Cet été, le jazz eut le blues

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2010

Est-ce un hasard s’il ne reste plus aujourd’hui de Storeyville, le quartier mal-famé de New-Orleans qui a vu naître le jazz, qu’un vaste cimetière ? Le mot même de jazz serait né dans ces « houses of the rising sun » au début du siècle dernier, quand les putes lançaient à leurs gigolos potentiels « Is jass on your mind tonight, honey ? » , le jass ou le jasmin étant leur parfum favori avec lequel elles enivraient leurs proies complices. À moins que le mot ne dérive de « jasm » ou de « jism » qui étaient, dans l’argot créole local, les termes du sperme qui coulait ensuite, comme le mauvais champagne, à flot ?

Le cimetière était « the place to be » des jazzmen cet été, bien plus, malheureusement que Montreux, Rotterdam, Marciac ou Gouvy, et Hank Jones, qu’on attendait à la Philharmonie de Luxembourg cet automne, y ouvrit le bal dès le mois de mai. Né dans le Mississippi en 1918, ce pianiste était l’élégance faite homme et musique. Le frère d’Elvin, batteur légendaire de John Coltrane, et de Thad, trompettiste et arrangeur non moins génial, était le roi de l’understatement. Ce « nain appliqué », comme il aimait se définir avec fausse modestie, ne jouait jamais une note de trop. Soliste de génie (150 albums en leader à son actif), il était l’anti-Tatum et l’anti-Peterson et ne se sentait jamais aussi à l’aise qu’en accompagnateur subtil et congénial de ces dives dames, qu’elles s’appelèrent Ella Fitzgerald ou encore Abbey Lincoln.

Cette dernière, justement, le rejoignit au panthéon du jazz le 14 août dernier, faisant son ascension juste un jour avant la sainte Vierge. Née Maria (bien sûr) Woolridge, elle avait tout d’une sainte et rien d’une vierge. Passionaria du jazz, elle enrégistra en 1960 avec son mari Max Roach la Freedom Now Suite, véritable manifeste d’un jazz aussi enragé qu’engagé. Painted Lady on the stage pour un disque mémorable avec Stan Getz, elle restera avant tout la black lady dont la beauté était aussi sauvage que ses cris.

Le même jour, Herman Leonard tira, non son ultime cliché, mais sa dernière révérence. Celui que les Luxembourgeois appelaient le Ray Clement américain, immortalisa la musique noire dans des icônes en noir et blanc, bien sûr. Même l’ouragan Katrina n’arriva pas à effacer son œuvre, balayant tout juste, si l’on ose dire, sur son passage meurtrier sa maison et ses photos, épargnant comme par miracle ses négatifs qu’une bourse permit alors de numériser. Le jazz, décidément, ne meurt jamais !

Pour nous en convaincre, il nous reste, c’est toujours çà, la vidéo qu’Antoine Prum a consacré à Sunny Murray. L’artiste luxembourgeois s’en est allé aux États-Unis suivre la trace du batteur emblématique du free jazz. Beaucoup d’interviews, une atmosphère qui balance entre la colère et la tendresse, une complicité qui fait chaud au cœur et à l’oreille, des témoignages de proches et de confrères et, bien sûr, des notes bleues en veux-tu, en voilà (trop peu). Regrettons alors simplement que Prum, qui nous livre ici un excellent et savant documentaire, n’ait pas assez entendu le poête qui réclamait « de la musique avant toute chose ».

Il est vrai que le jazz, comme la psychothérapie, est aussi une école de la frustration. Fort logiquement, l’été, cette année, n’était pas seulement pourri du côté de la météo.

Yvan
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