Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés

La Loi, la Démocratie et les Citoyens

d'Lëtzebuerger Land du 25.10.2013

Nul ne peut plus ignorer aujourd’hui que les systèmes politiques des États membres de l’Union européenne connaissent des transformations majeures aussi radicales qu’au moment de la fondation des démocraties représentatives au XIXe siècle. De la souveraineté de la Loi de l’État, de la définition et de l’extension du domaine de la Loi, de la souveraineté populaire comme principe légitimant la décision politique, nous sommes désormais passés au règne de la co-souveraineté et de la co-législation à multiples niveaux, de l’extension du pouvoir règlementaire et conventionnel international, de la négociation permanente entre acteurs publics et privés pour décider en politique sans pour autant assister à l’effacement des règles et des pratiques qui participent de l’État-nation et de la démocratie représentative. Qui plus est la démocratie représentative, c’est-à-dire un régime politique basé sur l’élection, la délégation et la responsabilisation de la décision politique est complétée, voire concurrencée, par les démocraties délibératives, participatives ou référendaires1, notamment avec les nouveaux modes d’action collective que sont les réseaux sociaux sur internet qui conduisent à la création d’un nouvel espace public. En d’autres termes, si comme le rappelle l’article 8A du Traité de Lisbonne, « 1. Le fonctionnement de l'Union est fondé sur la démocratie représentative ; 2. Les citoyens sont directement représentés, au niveau de l’Union, au Parlement européen. Les États membres sont représentés au Conseil européen par leur chef d'État ou de gouvernement et au Conseil par leurs gouvernements, eux-mêmes démocratiquement responsables, soit devant leurs parlements nationaux, soit devant leurs citoyens ; 3. Tout citoyen a le droit de participer à la vie démocratique de l'Union. Les décisions sont prises aussi ouvertement et aussi près que possible des citoyens », la démocratie représentative en réalité ne s’exerce plus de la même manière qu’au moment de sa création et ne saurait se limiter au moment de l’élection, fut-elle la source déterminante de la légitimité dans la modernité politique.

C’est dans ce contexte de « Grande Transformation » pour reprendre une expression de Karl Polanyi appliquée au domaine économique2 que, depuis près de deux ans, les politistes de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés du Luxembourg (www.legislatives.eu) explorent, à travers des projets de recherche, de multiples publications, des thèses de doctorat, des mémoires de masters, d’une collection en études parlementaires chez Larcier, des cours spécialisés, des conférences internationales, des summer schools et par leur participation aux réseaux de recherche internationaux et européens, les différentes facettes de l’état de la démocratie représentative.

Cette expérience innovante dans le domaine de la théorie et de la sociologie politique, collaborative avec les institutions qui participent de la Loi, au premier chef le Parlement, et féconde dans l’évaluation des bonnes pratiques institutionnelles et démocratiques, principalement dans les États du Conseil de l’Europe, laboure un champ d’études qui fut longtemps en désuétude en raison même de la vérification et du mythe de la dépolitisation de nos sociétés, de l’abaissement des critères moraux de l’action politique, de la professionnalisation spécifique de la décision en politique et de la dé-parlementarisation du processus décisionnel3. La Chaire de recherche, dans les limbes au regard de l’importance des domaines de recherche, a rejoint un club très fermé puisque de par le monde, il existe moins de vingt chaires ou centres de recherche en études législatives. Sa création montre par-là ô combien la capacité d’initiative et de modernisation, de son commanditaire et mécène, le Parlement, dans un esprit non partisan, ouvert à toutes les approches scientifiques, respectueux de la Liberté académique et compréhensif des contraintes inhérentes à la recherche (contrat de recherche à durée déterminée, turn-over important avec les soutenances des thèses, etc.).

La Chaire de recherche est d’abord une entreprise de collaboration entre la recherche fondamentale et la commande publique, dans une perspective de recherche appliquée. Ainsi, l’un des trois projets de recherche menés actuellement par une équipe très motivée mais des plus restreintes en termes de ressources humaines permanentes, le projet Civilex, a pour objet d’étudier les politiques et best practices de parlements transnationaux, nationaux et régionaux qui promeuvent au mieux l’accès à l’information et la participation des citoyens aux processus législatifs contemporains. Cette analyse centrée sur des Parlements européen, nationaux et/ou régionaux à pouvoir législatif dits « référents » (Allemagne, Belgique, Canada, Estonie, Islande, Écosse et France), conformément aux recommandations des organisations internationales dans le domaine de la coopération parlementaire (Assemblée parlementaire de la francophonie, Conseil de l’Europe, l’Union parlementaire internationale, etc.), doit permettre de proposer un éventuel cadre d’action à la Chambre des Députés du Luxembourg pour renforcer sa légitimité, améliorer son travail législatif et renforcer son interaction avec tous les citoyens et résidents du Luxembourg. D’un point de vue théorique, cette recherche s’inscrit dans le processus de redéfinition des compétences et du rôle des parlements nationaux dans un monde globalisé et de plus en plus interconnecté au regard des différentes définitions et pratiques contemporaines de la démocratie (délibérative, participative, représentative, etc.)4.

La Chaire de recherche est ensuite une démarche pluridisciplinaire à la confluence du droit parlementaire, de la politique comparée et de la politique européenne, avec une visée évaluatrice sur l’état des pouvoirs et de la gouvernance en Europe. Ainsi, le projet Parlux, en fin d’écriture et à paraître, vise à évaluer la nature et le degré d’autonomie de la Chambre des Députés et son rôle dans le processus décisionnel en regard de la démocratie parlementaire (le principe directeur du régime politique grand-ducal), et, par rapport aux critères notamment fixés par l’Union interparlementaire et par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise du Conseil de l’Europe). Il s’intéresse ainsi aux constructions sociales de l’autonomie parlementaire tant par les praticiens (Capitant, Pierre) que par les théoriciens politiques (Carré de Malberg, Kelsen, Schmitt, etc.)5 et aux effets de conventionalité des traités internationaux principalement ceux de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe6 notamment dans la définition et l’arrêt des orientations générales économiques et fiscales d’un Gouvernement devant le Parlement, ou bien encore dans le fonctionnement de la démocratie représentative). Il dresse un état des lieux des activités de « co-législation », c’est-à-dire en quoi le Parlement national demeure ou non l’acteur de la préparation, de l’expertise, du débat, de la sanction et de la vérification de la Loi7, particulièrement dans le contrôle des finances publiques8.

La Chaire de recherche est enfin une série d’études insérée dans les réseaux internationaux de recherche en sociologie politique sur l’état des opinions publiques et reconnues dans une fonction d’expertise internationale parmi d’autres pour le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco)9. Plus particulièrement, le troisième projet Élections 2013 (voir l’article de Patrick Dumont et Raphaël Kies dans cette même édition) a pour finalité de contribuer à la compréhension du fonctionnement du système politique luxembourgeois et des rapports de forces tels qu’ils se manifestent aux élections législatives anticipées, notamment par l’exécution de deux sondages électoraux (un pré- et un post-électoral) pour analyser les déterminants du vote, les valeurs et les comportements politiques des électrices et des électeurs, ainsi que d’un sondage pour analyser la participation et les valeurs politiques des étrangers résidant au Luxembourg. À cela s’ajoute l’analyse du processus du choix des candidatures et la définition du parcours social des candidats, ou bien encore l’étude qualitative des stratégies de tous les acteurs du système politique et économique au début et pendant la campagne électorale par une série d’entretiens et à partir d’un questionnaire standardisé. D’autres aspects, notamment ceux ayant trait au volet européen (européanisation des partis politiques, attitudes et valeurs politiques vis-à-vis de l’Union européenne, de ses institutions et de ses politiques, etc.) sont abordés en étroite collaboration avec le European Election Study Research Group et le Consortium for European Research with Election Studies, successeur du projet Providing an Infrastructure for Research on Electoral Democracy in the European Union (Piredeu) coordonné par l’Institut universitaire européen de Florence.

L’ensemble des travaux de la Chaire de recherche conduit aussi les politistes qui s’y impliquent, bien souvent au-delà du raisonnable, à développer une réflexion somme toute réaliste de l’état de nos démocraties représentatives.

En premier lieu, nous assistons aussi bien à un ré-enchantement de la politique parmi les citoyens qu’à une perte de confiance dans le personnel politique et les institutions qui jusqu’ici l’incarnaient10. D’un côté, les citoyens de l’Union, parmi les plus jeunes d’entre eux, mesurant désormais la nature réelle de la Mondialisation économique et ses répercussions dans leurs vies quotidiennes bénéfiques ou non, sont désireux de prendre leurs responsabilités et de développer de nouveaux instruments de représentation, de médiation et de gouvernance. Leurs volontés d’affirmation politique prend des formes diverses et variées, du recours à des modes d’action collective non conventionnelle (les réseaux sociaux délibératifs), en passant par des revendications parfois impératives et rédemptrices dans le domaine des droits de la personne, de l’éthique et de l’économie (les règles d’or budgétaires), jusqu’à la fondation de nouvelles organisations politiques partisanes ne s’inscrivant plus forcément dans une dichotomie classique gauche/droite, mais par capillarité de thèmes économiques, environnementaux et éthiques11. De l’autre côté, des citoyens de l’Union, dépourvus bien souvent de ressources cognitives sur les modes de la décision politique, « cassés » parfois par des trajectoires sociales et économiques ou bien encore ébranlés dans leurs systèmes d’identification culturelle ou sociale choisissent délibérément de se retirer de la politique, la catégorisent comme une activité parmi d’autres et procèdent parfois à des réalignements électoraux brutaux. La force et l’enracinement des mouvements populistes de droite ou de gauche en Europe n’est que l’une des facettes de ce janus démocratique (objet d’ailleurs d’un autre projet de recherche, Populex, cette fois-ci avec l’appui notamment du Conseil de l’Europe).

En second lieu, nous percevons indubitablement l’instauration d’une concurrence et d’une complémentarité dans l’acte de décider en politique entre le système classique du gouvernement représentatif et le système de gouvernance. Le premier est tout entier du domaine public, enchâssé dans un ensemble de normes juridiques internationales et constitutionnelles, exerçant une autorité de manière centralisée et responsabilisée devant un parlement élu et souverain dans ses choix économiques et sociaux bien que médiatisant et conciliant les divers groupes d’intérêts. Le second est un ensemble d’institutions et d’acteurs qui concourent à la définition et à l’énonciation du politique, sans pour autant que l’action de ces composantes soit totalement redevable du principe de légitimation démocratique. La Gouvernance est souvent synonyme d’interdépendance entre les pouvoirs des institutions publiques associées à l’action collective mais elle fait aussi intervenir des réseaux d’acteurs privés et part du principe qu’il est possible d’agir sans s’en remettre au seul pouvoir ou à l’unique autorité de l’État démocratique et/ou d’un gouvernement d’un État souverain12. La gouvernance ne constitue pas une privatisation de l’activité politique, mais plutôt une concurrence et une complémentarité dans sa définition et son exécution entre des institutions publiques et des organisations privées. Cette concurrence peut exister aussi entre les institutions publiques elles-mêmes et particulièrement à différents niveaux de gouvernement (national, régional, local). La gouvernance apparaît aussi clairement comme une alternative à la régulation politique et économique par l’État-nation et par l’État-providence13.

Au regard de ces considérations, qui ne prennent pas en compte toutes les transformations que connaissent nos systèmes politiques européens, et qui feront l’objet pour certaines d’entre-elles d’un grand colloque international au sein même du Parlement luxembourgeois les 13 et 14 décembre 2013, avec le traitement notamment de questions aussi fondamentales que le contrôle parlementaire en matière fiscale et européenne, s’intéresser aux études législatives, c’est en réalité faire œuvre d’une nouvelle méthode pour la science du politique dans la lignée d’Eugène Pierre, le « pape » du droit parlementaire, qui dans l’introduction de son ouvrage, le Traité de droit politique, électoral et parlementaire, rappelait en 1902 : « Les peuples montent sur la scène et saisissent la direction des affaires, il est indispensable dans saisir le mécanisme intime, de la façon la plus intime, la plus technique, les règles qui peuvent maintenir l’ordre au milieu d’un drame où se pressent tant d’acteurs et tant d’intérêts [la Démocratie]… Aujourd’hui, ce n’est pas réduire ses efforts à une tâche ingrate d’un scoliaste, que de démontrer et de remonter sous les yeux du public, les rouages qui font mouvoir la machine gouvernementale [le Gouvernement et la Gouvernance] ».

1 James Bohman. & William Regh., Deliberative Democracy : Essays on Reason and Politics, Cambridge, MIT Press, 1997. Carole Pateman, Participation and Democratic Theory, Cambridge: Cambridge University Press. (1970)
Philippe Poirier
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