La fermeture des agences rurales de la Spuerkeess – Histoire refoulée, disruption numérique et blessures narcissiques

Patrimoine
commercial

Merl
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 07.04.2017

Micro-histoire Le réseau d’agences fut longtemps la fierté de la Spuerkeess, une manifestation territoriale de sa prédominance. Mais, sur les trente dernières années, alors que le nombre d’habitants augmentait, le réseau se comprimait. En 1996, la BCEE disposait de 101 agences, en 2006, leur nombre était de 82 et, en 2016, de 72. D’ici le 30 juin, sept autres agences vont fermer. À une exception près, elles sont toutes situées dans des communes rurales du Nord et de l’Est. Pourtant, en 1996, la BCEE disait « essayer de stabiliser la taille du réseau autour de cent points de vente » et utiliser ce parc immobilier comme « arme commerciale ». En 2002, Raymond Kirsch, alors directeur général de la BCEE, expliquait au Tageblatt : « Wären wir eine rein kapitalistische Bank wie einige unserer Konkurrenten, dann hätten wir nur etwa die Hälfte der Filialen ». Aujourd’hui la Bil, la BGL et la Raiffeisen comptent chacune plus de quarante d’agences (ING en compte seize) – par son nombre d’agences, la BCEE se rapproche donc peu à peu de la concurrence.

Lorsqu’en début d’année, après la fermeture de 35 bureaux postaux (sur un total de 97) et le projet de centralisation du patrimoine immobilier des fabriques d’église, la fermeture de filiales de la Spuerkeess fut annoncée, les députés CSV des circonscriptions Est et Nord ne laissèrent pas passer l’occasion. Ils pondirent un communiqué qui commençait par : « Ein weiteres Mal zeigt die Regierung, dass der ländliche Raum ihr nur wenig am Herzen liegt. » Les habitants des régions rurales, « dégradés en citoyens de seconde zone » et envoyés dans « le désert des services », seraient les victimes de la « rage centralisatrice » du gouvernement. La vue d’une scission entre le « Luxembourg profond », dont le CSV serait le garant, et le « Luxembourg moderne » (c’est-à-dire les hipsters et expats urbains), dont le gouvernement serait le champion, est évidemment caricaturale. La fermeture des agences rurales est d’abord un effet différé de la fin du secret bancaire.

Car la place bancaire ne se limitait pas au boulevard Royal et à l’avenue Kennedy. Une agence locale de l’Ösling pouvait enregistrer plus de dépôts et d’opérations que ne le fait aujourd’hui une petite banque privée de la place financière. Roland Leyder, qui entre 1974 et 2010 était responsable du centre financier de Weiswampach, estimait ainsi que c’était « un des plus grands centres de private banking du pays ». Cette micro-histoire refoulée de l’offshore explique la prolifération de points de vente excentrés le long des frontières : Via ses agences de Martelange, Rambrouch, Harlange, Pommerloch, Esch-Sûre, Wiltz, Clervaux, Hosingen, Troisvierges, Weiswampach et Wemperhardt, la BCEE captait une partie des flux d’argent belge fuyant le fisc. L’établissement public luxembourgeois participait au grand jeu de l’évasion low-cost et, par là, au sabotage fiscal des États voisins. C’est ce qu’est venue rappeler l’amende de quatorze millions d’euros payée aux autorités allemandes. Quant au fisc belge, en possession d’une liste de 49 000 clients de la Spuerkeess qui lui avait été transmise par la Steuerfahndung allemande, il est en train de revisiter ce passé récent.

Dans le Wort, le représentant du personnel au CA de la BCEE Georges Dennewald, remarquait que la plupart des agences qui fermaient étaient des « filiales de frontière » : « Früher gab es dort noch viele belgische Kundschaft – und die ist jetzt eben nicht mehr da. » Paradoxalement, le business de l’offshore permettait de maintenir le décor bucolique – c’est grâce au fameux « dentiste belge » que la grand-mère de l’Ösling pouvait continuer à faire ses virements au guichet de l’agence du village. Le seul inconvénient : L’afflux pouvait être tel qu’il fallait faire la queue jusque sur le trottoir. Par moments, raconte un employé d’une agence, un vent de panique se levait : « Par exemple quand la rumeur circulait que des douaniers belges prenaient des photos devant l’agence ». Mais, en général, le client belge, ravi d’avoir pu encaisser son coupon tax-free, dépensait sans compter dans les restaurants et magasins. C’est un des multiples facteurs qui expliquent le succès, puis le déclin de villes commerçantes comme Clervaux ou Wiltz.

Trois messagers Fin 2016, la BCEE envoyait trois messagers (un responsable de la capitale, le chef du centre financier régional et un employé de l’agence locale) dans chacune des six communes rurales pour leur transmettre la mauvaise nouvelle. Ces réunions ne laissaient pas de place aux négociations, la décision de fermeture était arrêtée. Le maire de Lintgen, Henri Wurth, parle d’une « visite de courtoisie ». La BCEE installera un bancomat dans le village ; pour les autres opérations, il faudra aller à Mersch, quatre kilomètres plus loin. Le maire de Beaufort Camille Hoffmann se rappelle une « réunion relativement sèche » : « On nous a expliqué qu’il fallait au moins trois personnes pour la prise en charge de l’agence et que, par rapport au chiffre d’affaires, c’était trop intensif en personnel ». Les habitants devront donc se déplacer à Diekirch, Echternach ou à Larochette, les villes voisines situées à une quinzaine de kilomètres. Le maire a écrit à trois autres banques pour sonder si elles étaient intéressées à reprendre le bail (la commune est propriétaire du bâtiment), mais aucune n’a jusqu’ici affiché d’intérêt. Jean Beining, le maire de Wormeldange, dont la route principale comporte « eng Bäckerei Schumacher, eng Pizzeria, eng Epicerie an ee Chines » (plus un bureau postal et une agence Raiffeisen), regrette qu’on ne lui ait pas présenté de chiffres sur la fréquentation de l’agence BCEE qui va fermer.

En quelques années, Edy Mertens, le député-maire (DP) de Troisvierges, aura assisté au départ de cinq banques : la Bil et la BGL, suivies, ces derniers mois, par l’ING, la Raiffeisen et, bientôt, la BCEE. Les banques ont quitté la ville de cheminots relié au réseau ferroviaire pour s’installer sur le plateau de Weiswampach, la boomtown le long de la N7. Les seuls avantages commerciaux que Troisvierges garde par rapport à sa rivale historique, c’est une pharmacie et une salle de cinéma. Après la fermeture de l’agence Raiffeisen à Perlé et de celle de la BCEE à Martelange, la commune de Rambrouch, « la troisième la plus importante, en termes de surface », comme la décrit son maire Antoine Rodesch, ne disposera plus de banque sur son territoire. « Les gens nous sautent au visage, alors que ce n’est pas notre faute », dit Rodesch. Après des « lettres de protestation », la commune a décidé « de ne plus prendre d’emprunt » à la Spuerkeess. Le bureau postal à Perlé a fermé l’année dernière, mais celui de Rambrouch, en face de la mairie, continue de fonctionner. « Si la Poste fermait, nous finirions par envoyer nos lettres recommandées à partir d’une station d’essence », s’indigne Rodesch.

Il y a un mois, à Vianden, 70 personnes avaient participé à une manif spontanée organisée via Facebook et tracts (en allemand et portugais) contre la fermeture de l’agence de la BCEE sous le slogan : « Dee Leschte mécht d’Dier zou ». « C’est un fait accompli ; c’est amer mais que voulez-vous faire ? », se désole Henri Majerus, échevin de la commune de Vianden. « J’aime traiter avec des gens que je connais, en qui j’ai confiance. Tout ce qui restera, sera ee suddelegen Apparat pour retirer de l’argent ». Même si, depuis l’introduction de l’euro, l’activité de change s’est effondrée dans ce village touristique, Majerus évoque la croissance de sa commune où « plus de cent unités sont en construction », les frontaliers qui ont leur compte au Luxembourg, et « la mémé à qui on ôte toute chance de s’occuper de son portemonnaie ». Alors que la Bil a quitté Vianden, il n’y reste plus que la BGL, par laquelle la commune veut désormais passer pour ses opérations bancaires.

Bankbeamten Dans le dernier baromètre banques-clients de Deloitte, 47 pour cent des sondés disaient préférer se rendre à une agence lorsqu’il s’agissait de faire des « opérations complexes » – contre 17 pour cent qui donnaient la priorité à Internet. Pour la BCEE, ses 72 agences locales constituent un patrimoine commercial précieux. Les employés qui y travaillent sont souvent originaires de la région, actifs dans la vie associative locale, connus de tout le monde et connaissant tout le monde. Il est ainsi frappant que deux des chefs d’agence dans l’Ösling sont par ailleurs bourgmestres : Le chef du centre financier Niederwiltz, Marcel Thommes, est maire de Wincrange, tandis que Fränk Weber, maire de la commune de Reisdorf, travaille à l’agence de Vianden. (La Spuerkeess interdit par contre à ses employés de se porter candidats dans les communes où ils travaillent.)

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les postes de préposé d’agence à la Caisse d’Épargne de l’État étaient occupés par des receveurs de l’Enregistrement et des Contributions. Dans un pays qui, un siècle plus tard, allait ériger le secret bancaire en droit de l’homme, ces débuts sont déconcertants. « Cette décision n’était guère bien vue par l’épargnant méfiant qui n’aimait pas confier son argent à des fonctionnaires s’occupant d’autre part de questions d’impôt et de succession », peut-on lire dans Images d’une banque 1856-1996, une publication-maison sortie pour le 140e anniversaire de la Spuerkeess. À la fin du siècle avant-dernier, les receveurs du fisc furent donc remplacés par des agents postaux. En se greffant sur le réseau d’agences postales, la Caisse d’Épargne s’ancrait tôt et à peu de frais sur l’ensemble du territoire ; dès la fin des années 1930, elle disposait d’une soixantaine de points de vente.

Malgré cette union historique, ce ne fut pas la BCEE, mais la banque Raiffeisen qui finit par conclure un partenariat avec la Poste pour en « optimiser » la gestion du compte chèque postal (CCP). Ceci permet à Post Group de se délester d’une partie de son réseau d’agences et de monnayer son parc immobilier. (Fin mars, lors de son congrès, la Bréifdréieschgewerkschaft accusa Post Group de vouloir réduire le nombre de bureaux postaux de soixante actuellement à quinze en 2025.) Quant à la Raiffeisen, elle voit la Post – et donc, indirectement, l’État – entrer dans son capital. Surtout, cet accord lui ouvre la perspective de débaucher une partie des 150 000 clients du CCP, dont la plupart sont des fonctionnaires d’État. « Je dois dire que nous avons très bien réussi à développer notre base clientèle ; cela a beaucoup contribué à la croissance des dépôts », dit Yves Biewer, membre du comité de direction de la Raiffeisen. (La banque fait une rétrocession à Post Group sur une partie de ce nouveau chiffre d’affaires.)

Fortement implantée dans le milieu rural, la Raiffeisen a fermé sa filiale à Perlé, a déménagé son agence de Troisvierges à Weiswampach et quittera Clervaux en septembre pour le nouveau centre commercial à Marnach. Dans ces agences, la fréquentation aurait chuté d’un tiers en cinq ans, estime Biewer : « On ne va pas y laisser notre personnel sans occupation ». Les fermetures et ouvertures d’agences permettent de se faire une idée de la reconfiguration de l’espace rural et urbain. Ainsi, toutes les banques de détail cherchent à s’implanter dans les nouveaux quartiers emblématiques que sont le Kirchberg, le Ban de Gasperich et Belval. On constate également un exode des banques des centres villageois vers les centres commerciaux. (Que la Post externalise ses services postaux vers la chaîne de supermarchés Cactus participe de cette même logique.) Tout en fermant ses agences rurales, la BCEE s’était laissée convaincre en 2014 de racheter l’ancien palais de l’Arbed pour un prix qui n’a jamais été rendu public mais qui, d’après les bilans d’Arcelor-Mittal, devrait se situer quelque part entre 79 et 200 millions d’euros. Du boulevard de la Pétrusse à la rue Michel Rodange, en passant par la place de Metz, la rue Goethe et la rue Ste Zithe, la banque occupe une bonne partie du Plateau Bourbon, y inclus, grâce à un système de tunnel, de son souterrain.

Fax-Banking Entre 2011 et 2015, le nombre d’agences a baissé de 15,5 pour cent dans l’UE. En France, la Société Générale veut supprimer 400 agences sur un total de 2 221, BNP Paribas démantèlera 200 agences sur 1 964, la Deutsche Bank 188 sur 723. En Belgique, suite à la fusion entre ING et Record Bank, 600 sur les 1 245 agences que cumulent les deux banques seront fermées. Partout, la même raison est avancée : les flux de visiteurs passent par Internet. Ainsi, la direction de la BCEE (qui n’a pas souhaité donner suite aux questions du Land) justifie-t-elle les fermetures par « l’évolution et les changements dans les flux démographiques et économiques » de même que par « les habitudes évolutives des clients (concentration dans les centres économiques et commerciaux du pays, transition vers des canaux électroniques) ». Dans les annales du retail banking luxembourgeois, 1982 marque une année charnière, celle où les principales banques installent un réseau de bancomats. En 1993, la BCEE inaugure des bornes « selfbanking » accessibles 24 heures sur 24, ainsi que S-Phone, la première application de banque électronique à domicile, suivie en 1995 par S-Fax. En 2015, plus de 160 000 clients passaient par les canaux de la banque électronique.

L’introduction, en début de cette année, d’une nouvelle tarification pour les opérations faites au guichet accélèrera ce mouvement vers le numérique. Pour des virements et des retraits d’argent en agence, le client de la BCEE devra dorénavant payer trois euros. (Une tarification qui ne s’applique pas aux seniors de plus de 75 ans.) Les employés seraient frustrés d’être considérés comme de simples exécutants par les clients, qui ne demanderaient finalement qu’assez peu de conseils, confie un employé d’une agence rurale de la BCEE. Depuis le début de l’année, la Poste demande, elle aussi, trois euros aux clients du CCP souhaitant retirer du cash au guichet. Dans leur réponse à une question parlementaire, les ministres de l’Économie et des Finances écrivent que cette hausse des tarifs reposerait sur une « analyse de marché » et devrait garantir que la structure tarifaire reste « compétitive ». Les deux ministres précisent cependant que la Poste réserve des cartes de débit à tarif réduit pour « sozial schwächere Kunden ». Les trois euros sont symboliques, car ils posent la question du « droit au compte ». La Poste est légalement obligée de mettre à disposition des services financiers de base à toute personne, également aux plus démunis.

Ofgezockt Il y a deux semaines, l’Union luxembourgeoise des consommateurs (ULC) a organisé un piquet de protestation dans la Grand-Rue. Le président de l’ULC et ancien fonctionnaire syndical du LCGB, Nico Hoffmann, y dénonça « la flambée des frais bancaires et postaux et la fermeture d’agences » qui pénaliserait les « clients âgés et handicapés » : « D’Leit ginn ofgezockt ! » Que cette action médiatique ait eu lieu à peine deux semaines après l’officialisation de sa candidature aux communales sur les listes du CSV-Stad serait « une coïncidence » dit Hoffmann : « J’essaie de complètement séparer l’une et l’autre chose. »

Les tarifs pour les opérations au guichet que pratiquent les grandes banques luxembourgeoises sont proches (ils évoluent entre 1,50 et cinq euros), mais difficilement comparables en raison de la ribambelle de packages. Un projet de loi, déposé en décembre 2016, devrait rendre plus transparente la politique tarifaire des banques. Transposant avec beaucoup de retard une directive européenne, il charge la CSSF de la mise en place et de la gestion d’un « site internet comparateur » permettant aux clients d’évaluer les frais bancaires. Le projet de loi garantit également « le droit au compte de paiement de base » aux chômeurs, aux SDF et aux sans-papiers. Les grandes banques de détail devront donc accueillir les marginalisés. Mais pour éviter qu’ils ne viennent importuner les banques privées servant exclusivement les HNWI, le gouvernement a prévu un critère : la banque doit disposer d’au moins 25 agences.

Bernard Thomas
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