Au Canard enchaîné depuis 1986, c’est un regard impitoyable, non dénué de tendresse, toujours enlevé, porté sur l’actualité

Virevoltants dessins de Wozniak

d'Lëtzebuerger Land vom 17.12.2021

Le journal satirique paraissant, comme on sait, le mercredi, c’est ce jour-là que tu l’ouvres toutes les semaines d’abord à la rubrique de cinéma. Non pas pour savoir quels films sont sortis, quel film a été choisi pour une critique qui, si elle ne s’appesantit jamais, va droit à l’essentiel, dans un choix heureux, percutant, des mots, des formules. Non, c’est en premier pour le dessin qui accompagne, de Wozniak, le dessinateur né à Cracovie, arrêté, emprisonné à l’époque de Solidarnosc. Libéré contre la promesse de quitter définitivement la Pologne. Wozniak a débarqué à Paris en 1982. Depuis 1986, le voici au Canard enchaîné, avec ses dessins virevoltants. Et il faut commencer par saluer un allant, un entrain, il y aurait eu, en plus d’une trentaine d’années, de quoi baisser les bras, plumes et crayons. Tellement l’actualité se répète, décourageante, désespérante.

« Peut-on rire de tout ? », le livre qui vient de paraître au Seuil, reprend donc trente-cinq ans de dessins, il s’ouvre sur la réaction de Wozniak à l’attentat de Charlie Hebdo, et si Cabu alors posait la question si l’on pouvait (encore) rire de tout, Wozniak va plus loin, se demandant radicalement si l’on peut rire du tout. Certes, les larmes viendraient vite, car de suite il est question des migrants, « on part dans un noyage » : au début des années 1980, il y eut les boat people déjà. Comme si le monde ne changeait pas. Il y a une semaine ou deux, un dessin de Wozniak montrait le pape à Lesbos, on l’a entendu réclamer qu’on arrête « ce naufrage de civilisation ». On le voit penché, visiblement dépité, abattu, vers une ribambelle de jeunes migrants, ils viennent maintenant d’Afrique. Et eux de demander au souverain pontife : Pourquoi nous on ne peut pas marcher sur l’eau ?!?

Retour à la rubrique de cinéma de l’autre semaine. Là encore, de quoi perdre son optimisme, s’il n’y avait pas justement le film de Serebrennikov, le courage, ou osons le mot de résistance, du réalisateur russe, assigné à résidence, réussissant quand même à faire des films, à mettre en scène, à distance, Wagner pour la Wiener Staatsoper, Chostakovitch pour Munich. Pour ne citer que ses derniers travaux. La Fièvre de Pétrov, dit le titre de son film qui vient de sortir (et on espère qu’il trouvera le chemin jusqu’à nous). Une plongée dans l’enfance, selon le critique. Bien plus, dans « la Russie post-soviétique, hanté(e) par les cauchemars de l’Histoire et tenu(e) par un régime sans espoir ». Le film a été montré à Cannes, Serebrennikov bien sûr était absent. « Il a mis la fièvre à Poutine… Et il le paie encore. »

Le livre de Wozniak est une autre plongée, par la force des choses, des données du dessin de presse, dans les trois, quatre dernières décennies. Dans les soubresauts de l’Histoire, les souffrances d’un monde comme il va mal, dans les tribulations, les errances d’une société en perte ou quête de repères. Et parmi les dessinateurs, Wozniak compte parmi ceux qui ont l’œil le plus lucide, le plus acéré ; en même temps leur implacabilité est compensée par l’humour, même s’il s’avère noir, par l’enjouement du trait, la fougue de la patte. À pareil niveau, si le dessin tient tant soit peu de la thérapie, il n’arrête pas de confronter avec l’inacceptable.

À la mort de Charles Trenet, Cabu qui était un grand admirateur du chanteur et aimait sa candeur, un lundi, jour de bouclage du Canard enchaîné, encourageait Wozniak à dessiner quelque chose. Lui, peu sensible à Trenet, se trouvait embêté. Et le voici entendant Cabu murmurer les refrains du Fou chantant, d’en détourner les paroles, pas besoin d’insister sur ce que devenaient la mer ou la douce France, cher pays de mon enfance…

Sur la couverture du livre, ils sont trois à s’interroger sur le rire, sa possibilité, un prêtre, un imam, un rabbin. On les retrouve en fermant le livre : Alors ?? Wozniak, lui, a donné sa réponse entre temps : On rira tous au paradis.

P.-S. Qu’en sera-t-il des réveillons en ces temps maussades ? Noël à six ? Confondant les fêtes chrétiennes, Wozniak nous montre Jésus à table avec cinq disciples : Sans Judas on ne commence pas…

Wozniak, Peut-on rire de tout ? 176 pages. Éditions du Seuil. ISBN 2021487849

Lucien Kayser
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