Aide alimentaire

Catastrophe en vue

d'Lëtzebuerger Land vom 23.09.2011

Un des symboles de la solidarité européenne a pris un sacré plomb dans l’aile lors de la réunion des ministres de l’agriculture du 20 septembre à Bruxelles. Le Conseil a en effet reporté la discussion de la dernière chance pour tenter de sauver l’aide alimentaire aux treize millions d’Européens en grande difficulté, une aide menacée de réduction drastique.

Malgré la mobilisation des 240 organisations caritatives et ONG qui en bénéficient dans 19 des 27 États de l’UE – en tête desquels l’Italie, la Pologne et la France –, une poignée d’États membres continuent de s’opposer au maintien du niveau du programme européen d’aides aux démunis (PEAD). Celui-ci passerait dans ce cas de 480 millions d’euros actuels à 113,5 millions pour 2012.

À l’origine de ce programme né en 1987, l’idée de l’humoriste français Coluche, fondateur des Restos du cœur, de faire profiter les plus pauvres d’excédents alimentaires liés à la politique agricole commune (PAC) plutôt que de les détruire ou de les stocker et la volonté politique du Président de la Commission d’alors, Jacques Delors. Or, depuis deux ans ces stocks se sont considérablement réduits et l’UE a compensé ce manque par des achats de produits agricoles sur les marchés. Ce qui a été contesté par l’Allemagne et la Suède devant la justice européenne au motif que ces subsides auraient perdu tout lien avec la PAC et enfreindraient les principes de l’Organisation mondiale du commerce. Les juges européens de Luxembourg leur ont donné raison en avril dernier (arrêt T-576/08), estimant que la disponibilité des stocks doit être évaluée chaque année et non pas en se basant sur les perspectives à long terme des marchés. Donc, les années pour lesquelles le stock est faible conduiront à un niveau faible pour le PEAD et les compensations financières n’ont donc pas lieu d’être. L’Allemagne et la Suède, rejointes par le Danemark, les Pays-Bas, la République tchèque et le Royaume-Uni, soutiennent que cette aide devenue majoritairement financière était de nature sociale et ne devait pas être du ressort de la PAC mais relever de la politique sociale, qui est de la compétence des États membres.

La Commission a dû baisser l’enveloppe budgétaire du PEAD, bien que le commissaire à l’agriculture Dacian Ciolos soit un ardent défenseur de cette aide. Bruxelles avait essayé de proposer, en juin dernier, un régime transitoire qui aurait permis, en contournant l’arrêt du Tribunal, de ne pas couper les vivres aux associations qui justement en distribuent aux plus démunis dans l’UE, autrement dit de maintenir le PEAD à son niveau actuel pour 2012 et 2013. Le commissaire avait alors rappelé que cette assistance représente de 50 à 80 pour cent des moyens des banques alimentaires nationales, et « dire qu’elles pourraient s’en passer ne serait ni audible, ni acceptable ». Il a déploré encore récemment que les opposants « se cachent derrière toutes sortes d’arguments juridiques qui n’ont pas lieu d’être ».

Rien n’y a fait, les six pays constituent au sein du Conseil une minorité de blocage qui empêchent toute avancée du dossier. Ils ont été le 20 septembre sourds aux propositions de représentants d’autres États membres qui suggéraient d’envisager d’autres sources de financement. Le ministre de l’Agriculture français Bruno Le Maire a ainsi proposé de créer un fonds spécial alimenté par d’autres moyens. « L’aide doit rester européenne. L’idée qu’on renationalise cette aide (...), je trouve ça [-]scandaleux au regard de ce qu’est [-]l’Europe ! », tempête-t-il

Piteusement, le ministre polonais de l’Agriculture Marek Sawicki, dont le pays préside l’UE, indiquait mardi à l’issue du Conseil : « Nous n’avons pas encore enregistré de compromis ». Il a regretté le « manque de volonté politique des six États membres qui s’opposent à la poursuite en l’état du PEAD en 2012 et 2013 ». Et de marquer sa volonté de « proposer rapidement » un compromis en vue d’une décision ultérieure en octobre lors du prochain Conseil agriculture.

Les organisations caritatives parmi lesquelles la Fédération européenne des banques alimentaires, la Croix rouge ou les Restos du cœur, surtout actifs en France, ont annoncé une véritable « catastrophe humanitaire », « un Tsunami alimentaire ». « Avec une aide réduite au cinquième de ce qu’elle était, les associations ne seront pas capables de distribuer autant de repas qu’avant, alors qu’il y a de plus en plus de pauvres », a averti le président des Restos du cœur, Olivier Berthe, à quelques semaines du lancement des campagnes d’hiver de distribution en France d’aliments aux plus démunis.

Derrière ce conflit politique dommageable, il y a une opposition de modèles de redistribution : d’un coté celui qui se fonde sur les surplus de l’industrie alimentaire via des accords avec les grandes surfaces nationales (en Allemagne par exemple) et celui de la majorité des autres États qui s’appuie sur le PEAD. Une autre illustration de la prédominance dans certains pays anglo-saxon du rigorisme budgétaire sur la conscience politique solidaire.

Sophie Mosca
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