Les Fintech souffrent de la polycrise. Google, Amazon, Facebook et Apple avancent leurs pions

Les Gafa à l’assaut de la finance

d'Lëtzebuerger Land vom 04.11.2022

Pour les banquiers et les assureurs, la conjoncture difficile née du conflit à l’est de l’Europe et de ses suites a rebattu les cartes dans divers domaines. Comme celui de la concurrence. Mais ils ont sans doute moins à craindre des technologies financières (ou fintech), déstabilisées par la crise, que des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple). Ce malgré le « coup de mou » que les géants de la tech connaissent depuis le début de l’année. En cette fin 2022, les fintech semblent avoir mangé leur pain blanc. Comme pour d’autres secteurs de l’économie, la hausse des taux d’intérêt a sonné le glas de l’argent facile. Les levées de fonds sont plus compliquées. Si leur montant reste stable voire en augmentation c’est que l’arbre cache la forêt : autrement dit, les apports en capitaux profitent principalement à des fintech importantes (les fameuses « licornes » comme l’italienne Satispay, très présente au Luxembourg) alors que la majorité des jeunes pousses peinent à trouver de l’argent pour financer leur développement.

Les régulateurs se montrent plus vétilleux et les prêteurs moins confiants. De plus, la créativité semble marquer le pas dans ce domaine qui fut riche en innovations « disruptives ». Les pressions sont devenues fortes pour que les start-up de la finance atteignent rapidement une rentabilité que certaines n’ont jamais eue et qu’elles se proposaient d’atteindre à un horizon plus lointain. De nombreuses levées de fonds ne servaient qu’à éponger les pertes. C’est la raison pour laquelle certaines ont préféré jeter l’éponge. En France ce fut le cas en septembre avec la mise en liquidation de Finexkap, une fintech spécialisée dans l’affacturage. Au Luxembourg, la fintech Startalers, qui proposait notamment une solution d’épargne et d’éducation financière dédiée aux femmes a annoncé début octobre l’arrêt de son activité. En Allemagne, la néo-banque berlinoise Nuri, ex-Bitwala, facilitant l’investissement en cryptomonnaies, n’a pas réussi à trouver d’acquéreur après sa mise en redressement judiciaire cet été, et a déposé son bilan mi-octobre.

D’autres ont préféré s’adosser à une grande banque. Cette stratégie, qui n’est pas nouvelle, connaît un regain de faveur. Ainsi la fintech britannique PayXpert, qui offre des solutions de paiement aux commerçants et e-commerçants, est-elle entrée début octobre dans le giron de la Société Générale. Également en octobre, Kantox, une autre fintech britannique spécialiste de la gestion du risque de change, a été rachetée par BNP Paribas pour 120 millions d’euros. Ce faisant les banques peuvent à bon compte, vu la baisse des valorisations, mettre la main sur des « briques technologiques » leur permettant de rattraper un retard mis en évidence en avril 2022 dans le World Retail Banking Report publié par Capgemini (d’Land, 28.10.2022).

Les banques et les assurances auraient cependant tort de se réjouir des déboires de ces petites sociétés qui leur taillaient des croupières depuis plusieurs années et les ringardisaient quelque peu. D’abord parce que la situation n’est peut-être que temporaire. L’écosystème des fintech est désormais bien implanté dans le paysage financier et ses capacités d’adaptation ne doivent pas être sous-estimées. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, déclarait en octobre 2021 que « les fintech sont indispensables au secteur financier, comme vecteur de créativité, de dynamisme et d’efficacité ». Ensuite parce qu’une autre menace, plus tangible, pèse sur les acteurs traditionnels de la finance : celle des Gafam, si l’on joint Microsoft à « la bande des quatre ».

Depuis plusieurs années, les géants de la tech sortent progressivement de leur métier d’origine pour s’intéresser aux services financiers, qui sont parfois les compléments directs de leurs offres de biens ou de services. Les services de paiement ont été leur premier espace de conquête, avec comme pionnier, dès 2007, le système Amazon Pay. Il a fallu attendre plusieurs années pour voir apparaître le système Apple Pay, créé en 2014, suivi en 2019 de la carte Apple Card et en juin 2022 de la solution de paiement Apple Pay Later (APL). En 2015, naissait Android Pay qui deviendra Google Pay. En 2019, Marc Zuckerberg a lancé Facebook Pay qui permet des transferts d’argent entre les utilisateurs de Messenger, Instagram et WhatsApp. Le succès de ces applications a été à la mesure de l’énorme base de clients potentiels. On compte plus de 1,2 milliard de détenteurs d’ iPhones dans le monde et Apple réalise déjà près du quart de son chiffre d’affaires avec la vente de services. Facebook est consulté quotidiennement par 1,6 milliard de personnes, soit le cinquième des habitants de la planète. Et le service Amazon Prime compte aujourd’hui plus de 200 millions d’abonnés !

Les acteurs traditionnels ont participé à ce succès : ainsi Apple Pay, désormais accessible dans 70 pays, a bénéficié du support de Goldman Sachs, banque également présente, aux côtés de MasterCard dans la création de Apple Card. Au Royaume-Uni Barclays s’est associé à Amazon dans le paiement fractionné en 2021. Mais les BigTech ont maintenant tendance à prendre leur autonomie, du moins dans les paiements. Ainsi, pour lancer APL, Apple s’est passé de partenaire bancaire. En revanche pour diversifier leur offre au-delà des services de paiements, les « collaborations extérieures » sont toujours de mise. En octobre 2022, un mois décidément riche en annonces, Amazon a annoncé qu’elle allait proposer à ses clients britanniques une offre multirisques-habitation en ligne, en partenariat avec trois compagnies d’assurance, le groupe local Co-op, le néerlandais Ageas et l’allemand Allianz. Bien que le marché soit prometteur (un quart des ménages n’assurent pas leur logement et les primes sont élevées par rapport au reste de l’Europe) le succès n’est pas garanti. En 2021, le groupe a mis fin au bout d’à peine trois ans à une joint-venture avec JP Morgan Chase et Berkshire Hathaway (le conglomérat de Warren Buffett) active dans le marché de l’assurance-santé aux États-Unis.

Mais Amazon est familière des incursions dans l’assurance en dehors de son territoire d’origine. Dans plusieurs pays, elle propose déjà des extensions de garanties liées à l’achat de biens de consommation durables. Depuis juillet 2020, la firme vend des contrats d’assurance-auto en Inde, pays où le potentiel est gigantesque. Et depuis l’automne 2021, elle développe, en s’alliant au courtier Superscript, une assurance aux petites et moyennes entreprises britanniques. Les membres du programme Business Prime d’Amazon pourront souscrire à des tarifs intéressants une assurance couvrant le contenu des locaux, une cyber-assurance et une assurance responsabilité civile professionnelle. De son côté, Apple, toujours associée à Goldman Sachs, va proposer à ses clients détenteurs d’une Apple Card la possibilité d’ouvrir un compte d’épargne « à rémunération élevée » tout en étant facile et peu coûteux à gérer. Apple s’ouvre ainsi de nouveaux horizons dans les services financiers tout en permettant à Goldman Sachs d’oublier son semi-échec avec Marcus, sa banque en ligne pour les particuliers lancée en 2016. En revanche Google, qui étudiait depuis 2019 un projet de compte-courant intégré à Google Pay en partenariat avec Citigroup, y a finalement renoncé en 2021.

Pour autant, un peu comme les fintech, les Gafam ne sont actuellement pas au mieux de leur forme. Depuis le début de l’année leur capitalisation boursière a fondu de 3 000 milliards de dollars (à titre de comparaison, le marché boursier français dans sa totalité a une capitalisation de 2 051 milliards d’euros). En une seule semaine fin octobre, la baisse a été de 800 milliards ! Les causes sont bien connues. Comme toutes les entreprises, les Gafa subissent de plein fouet la hausse des prix de l’énergie, particulièrement sensible pour des structures qui entretiennent de très gros data centers. La consommation de biens et de services des ménages diminue, en lien avec une inflation de niveau inédit depuis quarante ans. Le marché publicitaire, base du business model de Facebook ou Google, se contracte également, en corrélation avec la baisse des achats. Apple souffre de la situation sanitaire en Chine où sont fabriqués les iPhones. Et Facebook paie ses lourds investissements (cent milliards de dollars sur dix ans) dans le Metavers, qui mettra encore longtemps à devenir rentable. Pour elles aussi, les levées de fonds, soit en capital, soit en dette, deviennent plus difficiles.

Mais les Gafam s’appuient sur des fondamentaux solides. Apple, Amazon, Google (Alphabet) et Microsoft sont les seules entreprises au monde, avec Saudi Aramco, dont la valeur boursière dépasse les mille milliards de dollars. Elles ont une clientèle mondiale et souvent captive, c’est-à-dire sans vraiment d’alternative : ainsi la part de marché de Google dans les recherches sur Internet dépasse 90 pour cent. Leur force de frappe est considérable : sur les douze derniers mois, Amazon a dépensé soixante milliards de dollars en recherche-développement, soit l’équivalent du chiffre d’affaires du géant du luxe LVMH. Cette manne peut être mise au service de leur pénétration des services financiers, avec aussi les avantages procurés par leur notoriété et le capital de confiance dont elles bénéficient. Raison de plus pour que les acteurs spécialisés, petits et grands, se serrent les coudes. Les régulateurs encouragent ces efforts car, tout en souhaitant une supervision plus étroite des Gafam, notamment dans les paiements, le gros de leur activité dans les services financiers, ils craignent qu’ils ne profitent de la division et de l’inertie de leurs concurrents.

Lors d’une conférence sur les fintech en octobre 2021 à Paris, le gouverneur de la Banque de France a appelé à l’union et à la coopération pour faire face à la menace, en déclarant que « si acteurs existants et fintech ne savaient pas chacun innover, et souvent innover ensemble, ce seraient les Big Tech qui in fine ramasseraient la mise ». Mais c’est loin d’être gagné, si l’on observe ce qui se passe du côté des grandes banques. En mars 2022 le projet européen EPI (European Payments Initiative) qui visait à la fois à rendre l’Europe moins dépendante du tandem Visa-Mastercard et à contrer les Gafam en créant un « schéma de paiement européen » a été largement vidé de sa substance. Lancé en juillet 2020 avec la participation de 31 grands établissements, « l’Airbus des paiements » a fait face à la défection des banques espagnoles et de deux grandes banques allemandes (Commerzbank et DZ Bank). Les treize membres restants se sont recentrés sur le porte-monnaie électronique (type PayPal) et le paiement instantané, loin des ambitions originelles.

Georges Canto
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