On pourrait prendre les étangs de Remerschen, le long de la Moselle, comme un petit paradis naturel, où s’ébat une biodiversité rare au Grand-Duché. C’est le cas, mais cet éden a été construit récemment par la main de l’homme et son identité est toujours l’objet de questions pas complètement résolues

À Remerschen, la construction d’un paysage

d'Lëtzebuerger Land du 08.09.2023

Franchement, les étangs de Remerschen sont un lieu idyllique. La Moselle, large, coule au fond de la vallée alluviale. Sur le versant gauche, luxembourgeois, la plaine s’étale vers les coteaux abrupts (trente pour cent de pente, parfois plus) plantés de vignes. Cette étendue qui file jusqu’à Remich est une rareté. Dans le pays, et encore plus en Allemagne, les flancs sont bien plus proches de la rivière. Les statistiques valent ce qu’elles valent, mais on dit que c’est au Luxembourg que la pente moyenne du vignoble est la plus élevée au monde (nous n’avons pas pu le vérifier).

Ce terrain est d’une richesse (pré)historique rare et assez largement méconnue. Les fouilles menées par l’équipe du Centre national de la recherche archéologique (CNRA) ont permis de mettre au jour sur plusieurs sites et différentes périodes les vestiges de sociétés organisées prospères. La tombe de la princesse de Schengen, datée de 2 500 ans, en est une éclatante illustration. Elle comprenait quatorze bracelets de bronze (sept pour chaque bras), un anneau de bras, des anneaux temporaux torsadés (témoins d’une très grande maîtrise métallurgique), ainsi que deux torques. L’un de ses colliers métalliques rigides porte même un original petit grelot, qui plus est en fer, ce qui montre l’importance sociale de la défunte, dans la mesure où ce métal fondateur de la richesse du pays deux millénaires et demi plus tard est alors fort coûteux. Ces colliers étaient d’ailleurs probablement portés par sa propriétaire depuis l’âge de trois ou quatre ans, car ils ne possèdent aucune ouverture et n’auraient pas pu être passés par le crâne d’une adulte. Un tout petit détail permet de qualifier cette tombe 17 de « princière » : une fibule à tête d’oiseau dont les yeux sont faits de corail, qui ne peut provenir que des côtes de la Méditerranée. Or, on précise qu’une tombe est princière lorsque l’on y observe des produits importés.

Certains érudits locaux aiment aussi parler d’une fameuse bataille des Huns contre les évêques catholiques réunis qui aurait eu lieu dans le secteur, sur la rive allemande, et qui aurait amené au saccage de Metz en 451. Mais cet épisode relaté par des ecclésiastiques mandatés pour écrire des chroniques hagiographiques ne trouve pas d’évidences archéologiques. En tout cas, jusqu’à preuve du contraire.

Cette introduction veut seulement remettre en perspective l’influence de l’Homme sur le territoire. Depuis le néolithique au moins, nous façonnons le paysage pour qu’il réponde au mieux à nos besoins. Ce qui, aujourd’hui peut-être plus qu’hier, ne s’avère pas d’une efficacité absolue.

Sus à la centrale !

Dans ce paysage de nos jours très serein, certains ont rêvé dans les années 1970 d’implanter une centrale nucléaire. C’était même devenu une priorité politique. « En 1972, le gouvernement entame l’étude de la construction d’une centrale nucléaire sur le territoire luxembourgeois. Des négociations ont lieu avec la société Rheinisch-Westfälische Energie AG, également partenaire dans la centrale hydroélectrique de pompage à Vianden. Le projet retenu prévoit la construction d’une centrale nucléaire de 1200 MW sur la Moselle près de Remerschen », explique l’historien Guy Thewes (actuel directeur des deux musées de la Ville de Luxembourg) dans son ouvrage Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, publié par le Service Information et presse du Gouvernement (SIP).

Le sujet de la production d’énergie, toujours aussi clivant aujourd’hui, était déjà sur le dessus de la pile. Le prix du baril commençait alors à grimper, provoquant l’inflation mondiale qui mènerait au choc pétrolier de 1973. Le gouvernement libéral, présidé par Gaston Thorn, visait à diversifier et assurer l’approvisionnement en électricité du pays. Il déclarait le 30 octobre 1973 : «  le gouvernement vient de décider la création d’une société d’études en vue d’examiner la possibilité et les conditions de l’installation d’une usine nucléaire sur notre territoire (NDLR : la Société luxembourgeoise d’énergie nucléaire sera créée en janvier 1974) ». Il précisait la question de sa localisation quelques jours plus tard : « Le Conseil a mis au point les grandes lignes du statut d’une société qui aura pour objet l’étude des possibilités d’aménagement d’une centrale nucléaire dans la région mosellane », retranscrit le Bulletin de documentation du SIP.

Sans tarder, la population se mobilise pour marquer son refus catégorique du projet. La Biergerinitiativ Museldall, initiée par Élisabeth Kox-Risch (mère du ministre Henri Kox, des vignerons Laurent et Benoît Kox ainsi que de Jo Kox, premier conseiller de gouvernement au ministère de la Culture, parmi onze frères et sœurs), est créée en 1974 et elle ne cessera sa lutte que lors de l’abandon du programme, en décembre 1977.

Le 24 juillet 1978, le nouveau président du gouvernement Pierre Werner assure dans son discours de déclaration générale : « Le gouvernement n’envisage pas, au cours de la présente législature, la réalisation d’une centrale nucléaire sur le territoire national ». Si Mme Kox-Risch est alors engagée au CSV (présidente de la section féminine des chrétiens-sociaux dès 1973), l’initiative marquera le lancement de l’écologie politique au Luxembourg. Et dire qu’ici, avant 1950, il n’y avait aucun étang. La plaine alluviale était sèche. Ce n’est qu’à partir de 1950 que l’exploitation des sables et graviers a commencé à modifier la cartographie des lieux. D’abord modeste, la production s’est fortement mécanisée dans les années 1970. Les trous creusés sont les stigmates de cette industrie. Profonds d’environ cinq mètres de profondeur, ils se sont progressivement remplis d’eau provenant de sources souterraines ainsi que de celle qui s’écoule depuis les coteaux tout proches.

L’exploitation des sables et graviers ne se conjugue d’ailleurs pas au passé puisque l’entreprise Hein en extrait toujours aujourd’hui à proximité des étangs. Une nouvelle zone de production vient même d’être libérée à Schwebsange et, avant de partir, la firme a mis en forme et installé une île au milieu pour qu’elle rejoigne bientôt la cohorte des étangs. À moyen terme, ces mesures compensatoires vont permettre d’élargir la zone humide et dès lors d’augmenter la valeur environnementale de la région. Le paysage autour de Remerschen est donc toujours bien vivant.

Les étangs sont également une soupape qui permet de réduire l’impact des grandes crues de la Moselle. Depuis que la nouvelle route entre Schengen et Remich a été construite, la rivière est coupée des étangs, mais des canalisations placées sous l’asphalte permettent, lors des fortes inondations, de conduire une partie des eaux de crue dans les étangs. Fortement diluée par les pluies massives et donc peu polluée, cette arrivée ne pose pas vraiment de problème à la biodiversité. Les étangs de Remerschen ont été classés zone naturelle en 1998, lorsque la réserve Haff Réimech a été créée. Environ 400 hectares comprenant les anciennes gravières, mais aussi de la forêt sont inclus dans une zone Natura 2000. À l’intérieur de ce périmètre, 94 hectares sont identifiés en tant que réserve naturelle, le plus haut degré de protection possible. Le secteur des étangs fait également aussi partie des zones de protection spéciales « Oiseaux » et elle est la première zone Ramsar du Grand-Duché, du nom de la ville iranienne où a été signée en 1971 la convention qui protège les zones humides d’importance internationale.

Un paradis en danger ?

« Il s’agit d’un site rare, pas uniquement au Luxembourg, mais pour toute la Grande région », explique Patric Lorgé, ornithologue de Natur & Ëmwelt dont le bureau est basé au beau milieu des étangs, dans le Biodiversum. Ce qui fait sa spécificité  ? « Les vastes zones humides, peu profondes, avec de grandes roselières et sans tellement d’humains, ce n’est pas fréquent », ajoute-t-il. Beaucoup d’oiseaux y trouvent les parfaites conditions pour nicher, et parfois même des espèces très rares telles que le blongios nain, le plus petit héron (ardéidé) d’Europe qui a besoin de roseaux suffisamment solides pour supporter le poids de son nid. « Nous avons ici sept à neuf couples nicheurs, alors qu’il n’y en a aucun en Rhénanie-Palatinat, en Sarre ou en Bavière et seulement une vingtaine en Lorraine », appuie le scientifique.

Plusieurs ombres viennent toutefois un peu ternir ce tableau idéal. Plusieurs espèces invasives, qui ne devraient donc pas être là, posent problème. Outre la quarantaine de tortues de Floride prélevée chaque année, le gobie de la mer Noire préoccupe les biologistes. « Il est sans doute venu par les crues de la Moselle et il ravage les populations de jeunes poissons », indique Patric Lorgé. Le silure est également un sujet de grande inquiétude. Probablement introduit par des pêcheurs, ce mastodonte qui peut mesurer jusqu’à deux mètres de long décime les jeunes oiseaux, à l’image des grèbes huppés, l’emblème de la réserve naturelle. « C’est une espèce protégée très rare, avance Patric Lorgé. Il y a dix ans, nous étions fiers de compter quatre à cinq couples autour du Biodiversum. Ils avaient en moyenne trois ou quatre petits chaque année. Mais en 2023, nous n’avons plus qu’un couple et il a eu un unique petit. Ce sont les plus mauvais chiffres de reproduction que nous avons eus, et de loin. Les silures, en se nourrissant des jeunes, sont la cause de ce déclin qui nous attriste. » Sur les berges, d’incessants efforts sont également entrepris pour empêcher le ragondin de s’installer autour des étangs. Il mettrait en grande menace l’équilibre du site.

Un autre sujet contrarie fortement l’ornithologue : le retard pris dans l’élaboration du plan de gestion et donc, dans les travaux nécessaires au maintien d’une zone humide ouverte. « L’embroussaillement gagne de plus en plus les rives des étangs et une forêt est finalement en train de s’installer, constate avec inquiétude Patric Lorgé. Sans effort, c’est inévitable, or le dernier plan de gestion s’est achevé il y a cinq ans  ! J’ai grand-peur que l’on perde beaucoup de la richesse du site. Les écosystèmes sont toujours bien moins riches dans les forêts que dans les milieux ouverts. Nous relevons déjà que certains oiseaux, comme la grande rousserole, sont beaucoup moins présents. C’est d’autant plus inquiétant que ces couples ont moins de petits qu’avant. Trop de temps a été perdu, il faut maintenant avancer. D’autant que nous risquons de manquer à nos obligations envers l’Europe puisque actuellement, nous ne faisons pas tout pour protéger les espèces prioritaires définies dans le cadre de la zone Natura 2000. » Contacté, le ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable n’a pas commenté la situation.

Pour terminer sur une bonne note, l’ornithologue relève quand même les dernières bonnes nouvelles venues des étangs. « Pour la première fois au Luxembourg, nous avons observé la reproduction d’un couple de mouettes rieuses et d’un autre de locustelles luscinoïdes », sourit Patric Lorgé. « Et puis, pour la première fois au Grand-Duché, nous avons constaté la présence d’un jeune cormoran pygmée, sûrement venu depuis la Bavière, où ils nichent depuis 2022. »

Erwan Nonet
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