Vente des actions de Cargolux au Qatar

Le « Friedengate » fera-t-il long feu ?

d'Lëtzebuerger Land du 02.11.2012

On les voit déjà arriver avec les gros sabots, les cadors de la majorité, qui vont chercher à banaliser l’usage que les actionnaires de Cargolux, l’État luxembourgeois compris, ont fait le 9 juin 2011 d’un contrat fiduciaire pour rassembler en une seule main les actions de la compagnie de fret et ensuite les vendre au Qatar (d’Land, 26 octobre 2012). Ce n’est pas l’utilisation en soi de la fiducie qui est ici en cause, mais ce que le recours à cet instrument a voulu dissimuler : outre avoir caché le versement de dividendes à la Commission européenne qui les interdisait tant que ne seraient pas levées les garanties d’État sur des prêts de 140 millions de dollars de la compagnie, personne ne voulait voir étaler le traitement de faveur qui a été consenti à une poignée d’actionnaires privés au détriment des autres, publics ou semi-publics. Et même si le scénario semblait écrit d’avance, les seconds se sont pour ainsi dire privés de dessert pour que les premiers puissent se servir et sortir du capital de la compagnie aérienne sans perdre au change. BIP et Luxavantage, les deux actionnaires privés de Cargolux, ont reçu davantage d’argent que l’État, Luxair, la BCEE et la SNCI. Une autre question, et non des moindres, reste à déterminer dans ce qu’on appelle désormais le « Friedengate » : en cédant sa participation de 11,5 pour cent dans Cargolux, BIP a-t-il aussi bénéficié, en prime du paiement d’actions privilégiées assorties d’un dividende, d’une sorte de « quitus » lui permettant d’échapper à toute responsabilité au cas où les nombreux litiges empoisonnant la vie de Cargolux et de ses dirigeants tourneraient mal, que le passé referait surface et que des comptes seraient exigés ? Ses dirigeants l’ont en tout cas demandé.
Revenons-en au 9 juin 2011, lorsque Luc Frieden et Claude Wiseler, CSV, représentant l’État luxembourgeois, qui détenait alors en direct 8,02 pour cent de Cargolux, ont cautionné, aux côtés d’autres actionnaires publics et privés, un contrat cédant à la banque ING Luxembourg 35 pour cent de Cargolux qui allait ensuite les revendre à Qatar Airways pour 117,5 millions de dollars. Sur le plan politique, l’opposition, échaudée par la manière en eau de boudin dont l’affaire de Wickrange/Livange s’est terminée, ne devrait pas lâcher le morceau de sitôt. Déi Gréng et le DP demanderont des explications à Luc Frieden lors d’une prochaine réunion de la commission parlementaire des Finances et du Budget (le 6 ou le 13 novembre prochains). Ils veulent savoir si le ministre est d’accord pour lever l’obligation de secret bancaire pour ING. Il faudra alors tout mettre sur la table : les contrats, mais aussi les annexes. Car c’est toujours dans les détails que se cache le diable et la partie visible du tour de passe-passe qui a transformé les actions privilégiées détenues par tous les actionnaires, sauf l’État, en actions ordinaires, se trouverait précisément dans les annexes du contrat fiduciaire. Et tant qu’on y est, Luc Frieden pourrait aussi fournir l’agenda de sa journée du 5 mai 2011, lorsqu’une réunion exploratoire a eu lieu avec les dirigeants de la Spuerkeess, de la SNCI et de Cargolux au cours de laquelle les noms d’oiseaux auraient fusé pour caractériser les revendications exorbitantes portées par BIP. Les conseils d’administration respectifs de ces sociétés proches de l’État ont-ils été saisis, comme le droit des sociétés l’impose, et ont-ils donné leur accord pour renoncer comme ils l’ont fait à de copieuses rentrées d’argent au nom de la nécessité économique ? Faute de quoi, on tomberait les deux pieds dans le pénal. Pour Luxair, qui a dénoncé cette semaine ses conventions collectives suivant ainsi l’exemple de Cargolux, cette somme équivaudrait à cinq fois ses pertes opérationnelles attendues en 2012 dans l’aviation de ligne.
Sur le plan judiciaire, on aimerait là encore mesurer l’indépendance de la justice et ses bonnes dispositions à clarifier l’affaire et crever l’abcès. Il faudra qu’elle ose mettre son nez dans une affaire qui sent l’abus de bien sociaux à plein nez et où, cette fois, ce ne sera pas plus parole contre parole comme dans Wickrange/Livange. Car si Luc Frieden ne trouvait toujours pas le temps de lire les journaux et si Jean-Claude Finck perdait ses capacités à faire des rêves, il restera toujours les contrats, qui ne supportent là aucune ambiguïté. Nul doute non plus que la Commission européenne demandera à son tour aux dirigeants « de passer à confesse », sans que l’on n’ait à craindre un coup d’éponge sur un scandale à côté duquel celui de Wickrange/Livange passerait pour une affaire presque banale.

Véronique Poujol
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