Séries

Gommora 2019

d'Lëtzebuerger Land vom 23.08.2019

La cité napolitaine, on le sait, attise de nombreux fantasmes. Ultime éden érotique et dialectal en Europe pour Pasolini, qui y tourne Le Décaméron au début des années 70, Naples devient, la décennie suivante, le « terrain » d’élection mystique d’un dieu nommé Maradona. Ses habitants, aux mœurs théâtrales, peuplent les fables d’Erri De Luca ou d’Elena Ferrante. Et ses rues, ses églises, ses façades espagnoles accueillent provisoirement les Piétà d’Ernest Pignon-Ernest. Mais Naples réveille aussi toutes les peurs. Une peur étrangement mêlée à la beauté de la Nature tout d’abord, étant implantée au pied du Vésuve, à laquelle s’ajoute la crainte de vivre sous la coupe de la mafia locale, la célèbre Camorra qu’il est toujours difficile d’évoquer en Italie. La peur comme moyen de gouverner, c’est là une stratégie politique connue, au moins, depuis Hobbes (Leviathan) et Le Prince de Machiavel. Un silence socialement éloquent, qui affirme, par défaut, l’étendue du pouvoir de cette puissante organisation criminelle. Au prix de sa vie, c’est ce secret que le journaliste Roberto Saviano s’est risqué à lever en 2006 dans un récit ayant valeur documentaire, Gommora. Dans l’empire de la Camorra. Paru l’année suivante en France aux éditions Gallimard, le livre fut ensuite adapté au cinéma par Matteo Garrone, puis décliné sous une forme sérielle en Italie à partir de 2014. On y retrouve, au scénario, l’auteur de Gomorra, aux côtés de cinq autres collaborateurs participant à l’écriture de la quatrième saison retransmise cette année sur Canal +. Du grand au petit écran, l’histoire de la famille Savastano prend ainsi une ampleur inédite, celle d’une fresque historique étendue à plusieurs générations.

La troisième saison de Gomorra, on s’en souvient, s’était achevée sur un dernier coup d’éclat, un ultime coup de feu. Dans les eaux sombres de la baie de Naples disparaissait l’un des personnages-phares de la série, Ciro di Marzio (Marco D’Amore, impressionnant), tour à tour frère d’armes puis conspirateur contre son ami d’enfance Genna’ (Salvatore Esposito), fils de l’impitoyable Pietro Savastano, qui règne sur le quartier de Secondigliano depuis plus de trente ans. L’assassinat de ce dernier s’avérait en quelque sorte salutaire, puisqu’il marquait l’entrée en scène d’une boss aussi fière que sexy, donna Patrizia, qui apporte un peu de féminité dans un milieu dominé par des mâles boostés à la cocaïne et au mythe de l’argent facile. Tel est en effet le rêve de ceux qui ne possèdent rien. La réalité dont se nourrit la fiction le rappelle amèrement, Scampia comptant soixante pour cent de personnes au chômage. La production de la série sur ces lieux constitue un moyen provisoire pour y remédier.

Petit freluquet grassouillet au commencement de la série, c’était plutôt mal parti pour que Genna’ s’affirme et gagne en crédibilité dans le rôle du gangster numéro 1. Aujourd’hui, sa tête de taureau balafré est indiscutablement placée au centre de l’affiche. Après de multiples coupes de cheveux excentriques, qui toutes jalonnent et accompagnent la mutation psychologique du protagoniste, Genna’ grandit, s’endurcit au fil des années. Son corps s’allonge et s’affine : une croissance allant de pair avec son initiation à l’art de la stratégie, dans lequel il finira par exceller à son tour. Se trouvant à la tête d’une organisation sans cesse menacée par des guerres de clans, Genna’ doit utiliser sa cervelle. Gennaro, c’est aussi le nom du saint patron de Naples, et dont on mobilise si besoin les reliques pour conjurer les humeurs du Vésuve. Bien souvent, la pègre endosse les habits du sacré, comme le rappelle la particule nobiliaire du « Don » assignée aussi bien aux mafieux qu’au curé du coin (songeons à Don Camillo, par exemple). Mais cette respectabilité toute religieuse n’est qu’une façade. Sous le formalisme des politesses et des signes de croix, on tue, on torture, on fait disparaître les corps d’hommes, de femmes et d’enfants innocents. Un christianisme macabre prend ainsi forme, évidé des valeurs humanistes de la pitié et de la charité.

Les particularismes napolitains, tels que l’usage mafieux du dialecte ou la présence de la banlieue de Scampia, centre névralgique de la drogue où fut tourné la plupart des épisodes, auraient pu faire obstacle à l’exportation de la série. La Rai Tre a par exemple fait le choix de sous-titrer chacun des épisodes en italien (c’est-à-dire en florentin, langue officielle de la nation). Il n’en est cependant rien. Non seulement le genre mafieux compte au cinéma de nombreux succès populaires – du Scarface (1932) de Hawks à celui de Brian de Palma, en passant par l’inévitable Godfather (1972) de Francis Ford Coppola – qui en auront préparé la réception, bien au-delà des frontières de la Péninsule. Mais d’autres éléments viennent excéder le contexte de production de la série, comme par exemple les conventions admises du genre, que l’aficionado prend plaisir à reconnaître au sein d’un nouveau contexte narratif. Ce sont ces intrigues de couloir aux multiples rebondissements, ou encore ces répliques qui laissent à penser plus qu’elles ne disent, donnant aux mots une grande puissance évocatrice. Mieux vaut avoir, dans ces conditions, l’oreille attentive et les nerfs solides. On ne peut se fier à personne dans le milieu de la mala vita.

Cette quatrième saison, plus politique que les précédentes, revient sur les désastres sanitaires des « terres de feu », ces décharges clandestinement enfouies dans les sols au détriment de la population, ou explore les arcanes de la finance et les méandres du blanchiment d’argent, de Londres à Luxembourg. On y fait la découverte d’une nouvelle famille de parrains, les terribles Levante, avec lesquels les Savastano entretiennent des liens de parenté… Une organisation comme la Camorra ne pourrait être aussi puissante si elle ne bénéficiait d’appuis dans le monde entier, si ses activités n’étaient parvenues à se fondre au sein d’une économie mondialisée. Ainsi, même loin de l’Italie, la réalité de Gomorra nous rattrape-t-elle sans cesse. Où que nous soyons.

Les quatre premières saisons de Gomorra sont diffusées en intégralité sur la chaîne Canal +/myCanal (soit 48 épisodes de 45 minutes chacun)

Loïc Millot
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