Les détails du jugement condamnant la banque Edmond de Rothschild pour avoir recyclé de l’argent public détourné par son sulfureux client des Émirats

Fenêtre sur blanchiment

d'Lëtzebuerger Land du 30.05.2025

L’administration judiciaire a diffusé mardi soir une décision très attendue et officiellement rendue six jours plus tôt. Il s’agit du jugement sur accord signé le 22 mai par la chambre présidée par Stéphane Maas, la première condamnation d’une banque pour blanchiment au Grand-Duché. Le texte avait été acté le 2 avril entre la banque privée Edmond de Rothschild et le procureur d’État adjoint, David Lentz, après neuf ans d’enquête sur les ramifications luxembourgeoises du « scandale 1MDB », l’un des plus grands détournements de l’histoire. Il est question de plusieurs milliards de dollars subtilisés entre 2009 et 2014 au fonds souverain malaisien 1Malaysia Development Berhad (1MDB). « Le montant exact n’est pas connu à ce jour », concèdent les autorités luxembourgeoises dans le jugement de 97 pages dont cinquante énumèrent les actes de procédure, avec notamment la production de 146 rapports d’enquête.

L’affaire 1MDB a pour protagonistes le Premier ministre de la Malaisie (à l’époque), Najib Razak, et son conseiller financier, Jho Low. Avec le concours de fonctionnaires malaisiens et d’hommes d’affaires internationaux, ils ont monté des projets d’investissements bidons pour siphonner l’argent du fonds. Est par exemple apparu Tarek Obaid, businessman saoudien, récemment condamné en Suisse à sept ans de prison pour avoir détourné 1,83 milliard de dollars. En 2010, les poches bien remplies, le personnage était à deux doigts de prendre des parts dans l’écurie Renault F1 alors détenue par le duo luxembourgeois, Gerard Lopez et Eric Lux. Obaid avait placé plus de douze millions de dollars dans une société américaine détenue par les Luxembourgeois (via la société d’investissement Mangrove), mais il avait fini par se brouiller avec son nouvel ami Lopez (d’Land, 6.9.24).

Un autre personnage clé dans ce détournement tentaculaire est Khadem al-Qubaisi (surnommé KAQ). L’ancien patron du fonds souverain d’Abu Dhabi, Ipic, proche de la famille régnante, avait noué le contact avec la banque privée Edmond de Rothschild (basée en Suisse) en « début d’année 2010 », raconte le jugement. La décision tapée avec le concours des avocats de la banque (Arendt & Medernach), place l’ancien haut responsable de l’établissement, Marc Ambroisien, au cœur de l’action. Le Thionvillois, ancien agent du fisc français, est d’ailleurs inculpé avec trois autres employés dans le deuxième volet pénal au Luxembourg (la demande de renvoi devant le tribunal correctionnel est en cours de rédaction). Marc Ambroisien dirigeait le département « Ingénierie financière et patrimoniale » d’Edmond de Rothschild lors de la mise en relation (il est devenu CEO de la filiale luxembourgeoise en 2012). Il prenait en charge les clients très fortunés. KAQ en était un, un PEP (Politically Exposed Person) de surcroît, et bénéficiait (ou devait bénéficier) à ce titre d’une surveillance rapprochée au sein de la banque. Sa fortune avait été estimée par l’établissement à un demi-milliard de dollars. « KAQ était ainsi une personnalité publique fortement convoitée par les banquiers privés », note le substitut du procureur sous-entendant que la compétition a pu entraîner des faveurs. KAQ a néanmoins fait l’objet de plusieurs rapports « de notoriété », y compris par des sociétés externes, avant de voir ses comptes ouverts auprès de l’établissement alors basé au Limpertsberg.

Le jugement distille comment KAQ a pris de plus en plus de poids financièrement, notamment à partir de 2012. Le 31 octobre cette année-là, Marc Ambroisien a informé le responsable compliance que KAQ allait restructurer son patrimoine, dorénavant estimé autour de cinq milliards d’euros, avec des passages de liquidités massives par les comptes de l’établissement, « des entrées de fonds de quelque 700 millions de dollars », est-il écrit dans un memorandum transmis à l’équipe conformité. La banque a commencé à accorder des crédits à des SCI françaises de KAQ. Ils ont été octroyés avec des fonds propres de l’établissement. Les garanties étaient prises sur les liquidités du client. En mars 2014, un contrat est remis en « main propre » (sic) par KAQ à Ambroisien pour expliquer les mouvements. « Les explications présentées au département compliance pour les entrées de fonds n’étaient pas systématiquement étayées par des documents probants. Certaines demandes du département compliance de la Banque sont par ailleurs restées sans réponse », relève le parquet. La banque sera condamnée administrativement en 2017 par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) pour manquement à ses obligations professionnelles en matière de lutte contre le blanchiment, avec une amende de neuf millions d’euros.

En juin 2015, KAQ a souhaité convertir ses crédits en emprunts hypothécaires. Un dossier a été monté, mais le conseil d’administration de l’établissement a joué la montre. Car la mauvaise presse concernant Khadem
al-Qubaisi a commencé à sortir au printemps (« sans préjudice quant à la date exacte », se prémunit le parquet), « des articles portés à la connaissance de Marc Ambroisien et d’autres employés de la banque ». Le 20 mars 2015, le média malaisien Sarawak Report (à la pointe des révélations sur 1MDB) a détaillé les investissements douteux réalisés par le gouvernement malaisien, via 1MDB, avec l’entremise de KAQ. Était mentionné un transfert en février 2013 de 20,75 millions de dollars chez « Edmund de Rotshchild Private Bank » (sic) en provenance d’une société aux Seychelles, Good Star Limited. En illustration de l’article, ledit client émirati, en boîte de nuit devant une femme nue se baignant dans une coupe de champagne géante.

La banque a mandaté un « prestataire externe » pour mettre à jour les informations disponibles sur son sulfureux client. Le 30 juillet, donc quatre mois plus tard, ce « prestataire » a conclu que KAQ « serait cité dans un scandale politique en Malaisie ». Un autre rapport à un autre prestataire (les noms des dizaines d’individus et des dizaines de sociétés sont invisibilisés dans les décisions communiquées par l’administration judiciaire) a alors été demandé en urgence. Ces derniers écrits ont fait état de la démission de ses fonctions du fonds souverain d’Abu Dhabi. Parallèlement, donnant suite à une demande du département conformité, KAQ a justifié le transfert des vingt millions par la location du Topaz, le yacht de son patron le Sheikh Mansour bien Zayed al-Nahyan (qui aurait lui aussi bénéficié de kickbacks selon les enquêtes journalistiques). La justification est jugée « plausible » par le comité d’audit et il n’a pas estimé nécessaire de signaler le virement à la Cellule de renseignement financier (CRF). Le conseil d’administration a validé cette décision le 15 septembre, mais a toutefois refusé la conversion des crédits. Le même jour (selon le jugement), Marc Ambroisien a quitté la banque (tout en restant au board) pour monter son family office avec son client émirati. Le 28 août, la baronne Ariane de Rothschild avait communiqué aux équipes son départ en le remerciant pour « son exceptionnelle contribution ».

Bloomberg, WallStreet Journal, New York Times… les articles retraçant les liens entre KAQ et 1MDB se sont multipliés. « Un premier projet de déclaration de soupçon a été rédigé par la banque » le 29 septembre, note le jugement. Il devait être « finalisé en interne ». Entretemps, toutes les transactions liées à KAQ devaient passer par le département conformité. Entretemps le nouveau directeur de la banque, Marc Grabowski, aujourd’hui DAF de l’Uni.lu, a insisté auprès d’Ambroisien pour obtenir des précisions sur l’origine des fonds. Ce dernier a satisfait à la demande le 6 octobre en renvoyant un contrat daté du
6 avril 2012 portant sur l’acquisition d’un bien immobilier pour un montant de 472,75 millions de dollars versés par la société Blackstone Asia Real Estate Partners. « Ce contrat se caractérisait par plusieurs incohérences, tant quant au fond (par rapport aux contreparties, aux montants) qu’à la forme (fautes d’orthographe, apparence des montants et des coordonnées bancaires) et contenait selon toute vraisemblance des informations inexactes », lit-on dans la décision de justice.

Le même jour, la banque a signalé ses soupçons à la CRF. Le bureau de lutte contre le blanchiment du parquet aurait ensuite donné « oralement » son accord pour poursuivre « les opérations usuelles » sur les comptes de KAQ « sans qu’il soit nécessaire de l’en informer au préalable ». La banque a ainsi procédé sans informer la CRF jusqu’à ce que KAQ, le 1er décembre, rembourse ses crédits dont on lui refusait la conversion. « 36 millions d’euros ont été remboursés de manière prédominante par des fonds incriminés qui ont pu être retracés jusqu’au compte de Good Star Limited, à hauteur de 29,2 millions d’euros ». Une fois remboursée, la banque a régulièrement pris contact avec la CRF pour des transferts demandés par son client. Jusqu’au 21 janvier 2016.

À cette date, Sarawak Report a publié un article « qui a pour la première fois établi un lien entre les entrées de fonds en provenance de Blackstone Asia Real Estate Partners et l’affaire 1MDB ». La banque a procédé à une nouvelle déclaration de soupçon et la CRF a ordonné le gel des comptes. Des centaines de millions de dollars d’argent sale ont transité via les comptes de KAQ chez Edmond de Rothschild entre 2012 et 2016, mais la banque est condamnée pour avoir nanti deux crédits entre septembre et décembre 2015, « à un moment où ses dirigeants ne pouvaient exclure l’origine illicite » d’une partie des 29 millions d’euros utilisés à cet effet. La décision judiciaire formule les reproches, mais adoucit d’emblée la responsabilité de l’établissement : « Les transferts d’argent litigieux qui ont quitté la banque après le 1er septembre 2015 s’élèvent à environ 59 millions d’euros. Il convient de tenir compte du fait que la banque n’était d’aucune façon impliquée dans les infractions primaires et qu’elle ne s’est située qu’en troisième rang des banques par lesquelles les fonds ont transité, voire à un rang inférieur. » Elle dispose de circonstances atténuantes (« pas d’antécédent ») et a déjà payé pour des manquements. Voilà pourquoi seuls 25 millions d’euros sont confisqués.

Pierre Sorlut
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