Le ministre de l’Économie en mission à Seattle et à San Francisco pour promouvoir la privatisation de l’espace

Le MacGuffin du ministre Schneider

Simon Pete Worden, Etienne Schneider
Photo: Jean-Christophe Verhagen/Sip
d'Lëtzebuerger Land du 14.04.2017

Jetlag Ce lundi matin, à Seattle, le Grand-Duc et la Grande-Duchesse héritiers visitaient le très haut et très inutile Space Needle. Il n’y avait quasiment personne pour couvrir l’événement officiel. Sur la douzaine de journalistes couvrant le voyage, les uns n’avaient pas réussi à embarquer au Findel, les autres (dont le journaliste du Land) avaient raté leur correspondance et se retrouvaient bloqués à Chicago. (Seuls RTL-Radio, une journaliste du Guardian et une équipe de TV5 étaient donc présents pour la journée à Seattle.) Durant le brunch, le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) expliqua aux convives que « this small Grand Duchy at the heart of Europe is so much larger in space than on Earth ». Aux investisseurs américains, le ministre luxembourgeois promit la sécurité juridique : « Luxembourg is among the first countries to offer a legal framework that secures property rights for space resources. » Concrètement, les ressources de l’espace sont donc privatisées au profit d’une poignée de milliardaires de la Silicon Valley, et ceci sans obligation de redistribution internationale. La logique de l’accumulation est étendue à l’espace, c’est-à-dire à l’infini.

Aux côtés du ministre, le prince Guillaume, par ailleurs membre du Conseil d’État, aurait pu opiner que, juridiquement, la chose n’était pas si évidente. Car, deux jours avant que ne débute le premier voyage de prospection dédié exclusivement au space mining, le Conseil d’État avait démonté le « projet de loi
sur l’exploration et l’utilisation des ressources de l’espace ». (Comme il l’avait dernièrement fait pour d’autres excroissances du modèle offshore, comme la fondation patrimoniale ou le titre de séjour pour HNWI.) Les Sages se réfèrent au Traité sur l’espace des Nations Unies de 1967, ratifiée par la plupart des pays dont le Luxembourg (avec 38 ans de retard). Le grand principe de ce traité, fixé suite à la pression des pays en développement, veut que « l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ».

Le Conseil d’État en conclut que les droits de propriété privés ne peuvent « donc pas bénéficier de la ‘sécurité juridique’ que les auteurs du projet de loi sous examen entendent établir ». Car comment le Luxembourg « peut-il assurer que les autres États reconnaîtront le titre de propriété y relatif ? » D’autant plus que les fusées ne décolleront ni n’atterriront sur son territoire, et que les minerais seront commercialisés à travers le monde. « Les exploitants ne risquent-ils donc pas de se voir confisquer les ressources qu’ils ont extraites de corps célestes par des autorités étrangères ? » Le Conseil d’État touche ici à la grande peur des investisseurs. Le capital à beau être international et fluide, il a besoin d’une assurance étatique solide.

Venture law Broyés par le décalage horaire, la délégation économique et les journalistes se sont finalement retrouvés à San Francisco mardi dans la nuit. Lors d’un briefing, le ministre expliquait que « 55 entreprises ont frappé à notre porte », reconnaissantes que le Luxembourg aille « un pas plus loin » en leur permettant « de « posséder tout ce qu’elles trouvent ». L’ambiguïté des textes ne devrait pas empêcher de légiférer : « Vu que ce n’est pas clair, ce n’est pas interdit. » « Pas découragé du tout », Schneider veut donc faire passer le projet de loi jusqu’en juin de cette année. Le discours de Schneider chavire entre unilatéralisme souverainiste (« chaque État est quand même souverain pour décider de sa législation ») et appels à la renégociation multilatérale du Traité de l’espace. Son projet de loi serait destiné à « réveiller les experts aux Nations-Unies » et à y créer un nouveau rapport de force. Le Luxembourg se situe, du côté des États-Unis, à l’avant-garde de la privatisation de l’espace ; en position d’« early adopter », comme le disait Schneider. Car prétendre que l’espace appartienne à toute l’humanité ne serait « pas un bon business model ».

Mais la question à laquelle tous pensaient dans la délégation était celle de la viabilité de l’initiative gouvernementale au-delà du mandat d’Etienne Schneider. Il aura jusqu’aux prochaines élections (c’est-à-dire encore 18 mois) pour atteindre le point de non-retour. Car, à l’inverse du consensus politique qui entoure la place financière (et qui en est à la fois la cause et l’effet), le space mining est surtout la vision d’un ministre. Pour pérenniser son projet, Etienne Schneider a annoncé ce mercredi à Mountain View la création d’une agence spatiale luxembourgeoise qui « prendra en compte les besoins des partenaires commerciaux ». Concrètement, l’État luxembourgeois veut créer un « fonds spatial dédié » qui devra gérer entre 70 et cent millions d’euros. Le space mining remplit la fonction de MacGuffin, c’est-à-dire d’élément moteur qui fait avancer le scénario mais dont les détails restent vagues. La perspective d’un enrichissement obscène futur – résumée par l’ingénieur en aérospatiale et professeur en astronomie Pete Worden dans la formule « one small metallic asteroid = bazillion dollars (maybe) » – pousse à l’élaboration d’applications pratiques utilisables dès aujourd’hui. D’un point de vue politique, le space mining confère un air de modernisme à un LSAP hanté par la peur de paraître démodé.

Our Man in Silicon Valley L’homme qui doit ouvrir les portes, c’est Simon « Pete » Worden. À la fois prospecteur commercial et caution scientifique, il siège aux côtés du ministre durant toutes les présentations et déjeuners d’affaire. (Il serait rémunéré pour ses activités de consulting de manière « raisonnable, pas luxueuse », dit-il.) Comme orateur, Worden paraît débonnaire, oscillant entre visions d’avenir (comme celle de « terraformer » Mars et d’y envoyer des millions de Homo sapiens) et sorties comiques (« j’essaie de trouver un scénariste de science-fiction pour qu’il fasse un film où tout le monde parlerait luxembourgeois dans l’espace »). Mais Pete Worden est également un représentant du complexe militaro-industriel, proche des Républicains. Dans la dernière décennie de la Guerre froide, le brigadier général travaillait sur l’Initiative de défense stratégique, mieux connue sous le sobriquet « Star Wars », lancée par Ronald Reagan.

Après les attentats du 11 septembre, Worden sera chargé par Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz de la création d’une agence secrète, l’Office of Strategic Influence. En février 2002, le New York Times en révélait le programme : « It envisions using a mix of truthful news releases, phony stories and e-mails from disguised addresses to encourage the kind of news coverage abroad that the Pentagon considers advantageous, while using clandestine activities, including computer network attacks, to disrupt coverage it opposes. » Peu après la parution de l’article, l’agence fut fermée. Cinq ans plus tard, dans un exercice d’histoire orale, Pete Worden se rappellera de l’épisode : « They asked me to come and run the information war. In late October 2001 I was the ‘minister of information’ – I guess some would say ‘minister of propaganda’ – for the Defense Department ».

Entre 2006 et 2015, Worden dirigera Ames, un centre de recherche de la Nasa située à Montain View, non loin du QG de Google. Il s’agit d’un gigantesque campus quelque peu décrépi avec des immeubles Bauhaus des années trente, des blocs modernistes des années 50 et des bunkers des années 80. Le tout dégage un charme bureaucrate et désuet. Moquettes usées, faux plafonds en PVC, longs couloirs illuminés par des néons blafards. La moyenne d’âge y est élevée : de nombreux employés passent toute leur vie professionnelle à la Nasa, travaillant des décennies sur une mission. Comme directeur, Worden favorisait les « new space industries », liées à la Silicon Valley. Aujourd’hui, une grande partie du parc de recherche est loué à des start-ups, universités et multinationales.

Alors qu’il était encore à la Nasa, ce fut Worden qui, « de manière privée et informelle », avait mis la puce du space mining à l’oreille du gouvernement. D’après Georges Schmit, ancien fonctionnaire systémique et ex-consul général à San Francisco, Pete Worden aurait relayé « l’intérêt de certaines entreprises pour une juridiction luxembourgeoise favorable à leurs projets ». De RTL-Group au space mining, en passant par la place financière et SES, la « Luxembourgish vanguard business approach » (dixit le Grand-Duc héritier) est restée la même : droits souverains, capital étranger, niche économique. Le Luxembourg vend d’abord des produits juridiques. Ceci explique la présence – aux côtés des habituels SES, Post Group, FNR, SNCI et Hitec – de deux firmes d’avocats dans la délégation économique. Allen & Overy, qui conseille le gouvernement dans le dossier spatial, a envoyé deux de ses avocats en Californie, dont Marc Feider, son senior partner luxembourgeois, tandis qu’Arendt & Medernach, qui conseille trois des quatre start-ups spatiales qui ont établi une structure au Luxembourg, y a dépêché le responsable de son bureau new-yorkais.

New space/Old space En 2013, les acteurs du « new space » s’étaient offerts les services de la firme de lobbying K&L Gates pour faire avancer leur cause. Le US Commercial Space Launch Competitiveness Act, duquel est très largement inspiré le projet de loi luxembourgeois, a été signé par le président américain Barack Obama en novembre 2016. Il légalise l’appropriation de ressources spatiales par des firmes au capital majoritairement américain. (Le calcul du Luxembourg veut que les start-ups, ne trouvant pas une majorité de financement aux États-Unis, soient contraintes de quitter l’Amérique et de venir s’installer au Grand-Duché.) La présidence de Donald Trump, qui est aussi favorable au space mining qu’il l’est au coal mining, s’annonce comme une époque dorée pour les firmes spatiales commerciales. Des documents de l’administration Trump, obtenus par Politico, font voir une propension marquée pour le « new space », c’est-à-dire pour les entreprises de la Silicon Valley disruptant le « old space » dominé par la bureaucratie fédérale. « This may be the biggest and most public privatisation effort America has ever conducted », note le papier de stratégie.

Que ce soient les chefs de Google Larry Page et Eric Schmidt avec Planetary Resources, le cofondateur de Paypal Elon Musk avec Space X, le PDG d’Amazon Jeff Bezos avec Blue Origin ou le cofondateur de Microsoft Paul Allen avec Stratolaunch Systems ; l’exploitation spatiale est le hobby préféré de l’élite de la Silicon Valley. Dans ce contexte, il est tentant de réduire les 200 millions d’euros que le gouvernement veut investir dans les firmes de space mining comme un pas-de-porte pour gagner accès aux gourous californiens. « Tu y fais la prospection économique à la table du conseil d’administration », disait Etienne Schneider en juin 2016 à propos des 25 millions d’euros investis dans Planetary Resources, une start-up dont le CA se lit comme un Who’s Who de la Silicon Valley.

Toujours est-il que, pour sa mission économique, le gouvernement luxembourgeois ne réussit pas à décrocher des entrevues avec les bonzes d’Internet, plus puissants que de nombreux chefs d’État. La délégation passera donc beaucoup de temps avec le « old space ». Lundi, elle visita un des principaux fabricants de satellites Space Systems/Loral (SSL) fondée en 1957. Il s’agit d’une entreprise industrielle avec des milliers d’ouvriers travaillant en 3x8 et des managers portant de larges cravates assorties à des vestes à épaulettes grises. (On est loin de l’habitus des dirigeants de start-ups.) Les membres de la délégation, parées d’une blouse blanche, d’un couvre-chef synthétique et d’un « beard cover » pour certains (dont le Grand-Duc héritier, deuxième monarque à visiter l’usine après le prince héritier de Norvège), traversèrent le gigantesque hall de fabrique orné d’un drapeau américain surdimensionné. La présence des dignitaires ne semblait pas avoir ému outre mesure. Le CEO de SLL étant absent, la délégation fut reçue par les vice-présidents. On mangea des sandwichs au roastbeef et au thon, on prononça de courts discours, puis la caravane (un bus, une navette et une Cadillac Escalade noire) poursuivit sa tournée dans la Vallée, le long de l’US 101 qui relie San Francisco à San José et qui est aussi congestionné que l’A31.

On ne s’y dirait pas au centre de la révolution technologique : la Vallée ressemble à une zone touristique huppée en Méditerranée avec des bâtiments de bureaux de un ou deux étages, de longues rues résidentielles bordées d’arbres, de palissades en bois et de petits bungalows. Prochain arrêt : la salle de conférence d’un hôtel en forme de hacienda pour parler du danger qu’un astéroïde nous tombe sur la tête. L’Asbl B 612 (d’après l’astéroïde dont le Petit Prince est originaire) veut faire une cartographie des astéroïdes pour pouvoir préventivement détecter ceux avec lesquels la Terre risquerait un jour entrer en collusion : « La première chose à faire sur une new frontier, c’est de cartographier les choses, comme l’ont fait Lewis and Clark ». Pete Worden prend la parole pour pointer que cet inventaire de l’espace est également « une carte aux trésors ».

Le lendemain, au « space event » organisé par la délégation luxembourgeoise au parc de recherche de la Nasa, la cofondatrice de B 612, Danica Remy, arborera fièrement un foulard conçu pour la campagne « nation branding ». Cinq start-ups y allaient de leur pitch. Dennis Wingo, veston en tweed, barbe et longs cheveux blancs en bataille, explique vouloir « industrialiser la lune » et établir une sorte de garage/station-service en orbite. Incorporée dans le paradis fiscal du Delaware, Deep Space Industries, la petite concurrente de Planetary Resources (la première emploie au total une quinzaine de personnes, la seconde une cinquantaine ; les deux ont établi une présence au Luxembourg), veut manufacturer des produits en espace pour les milliers de touristes spatiaux futurs. Puisque chaque kilo de matériel et de kérosène propulsés dans l’espace coûte une fortune, autant les produire là-haut à base d’imprimantes 3D et de poussière d’astéroïde. Le couple grand-ducal héritier flottait à travers la salle de conférence, écoutant les pitchs de chacun avec une patience et une politesse infinies.

Bernard Thomas
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