Jeux de clefs

Henri le Têtu

d'Lëtzebuerger Land du 05.03.2021

À en juger par les couleuvres que le Premier ministre et la Maréchale de la Cour sont obligés d’avaler avec les dits et gestes des Nassau et de leurs courtisans, tous ceux qui ont pour mission organique d’encadrer la monarchie du Luxembourg ont soit mal jaugé la personnalité de celui qui l’incarne, soit refusent de se rendre à l’évidence. Car la personne de Henri ne correspond que marginalement à ce « pouvoir à visage humain, protecteur, rassurant, partageant le destin de tous » qu’il prétend incarner dans cette interview qu’il a donnée avec son épouse dans Paris-Match au très flagorneur Stéphane Bern. L’interview n’ayant pas été avalisée par la Maréchale de la Cour dans sa partie politique, Henri a par cet entretien défié ouvertement l’autorité du gouvernement.

Henri, qui n’est pas le taiseux discret et timide pour lequel il passait longtemps – en fait, aucun membre de la dynastie des Nassau n’a autant parlé en public, avec ou sans l’aval du gouvernement –, a bien choisi son moment pour tenter de remettre son épouse dans le jeu. La réforme de la Cour, à laquelle il a contractuellement souscrit et qui vise entre autres à mettre Maria Teresa à l’écart des décisions, semblait pourtant avoir été mise sous toit au grand soulagement de tous les protagonistes, y compris le personnel de sa Maison et autres souffre-douleurs de son épouse. Mais voilà qu’il a utilisé le quarantième anniversaire de son mariage, qui coïncidait avec le pic de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19, pour contrattaquer et rompre, en digne descendant d’une caste sept fois centenaire de guerriers, une lance pour sa dame avec laquelle il entretient une relation qu’il qualifie lui-même d’« assez fusionnelle ».

En déclarant qu’« on a changé d’appellation pour focaliser sur la fonction constitutionnelle du chef de l’État, mais, pour moi, la monarchie doit être portée par le couple régnant et la famille grand-ducale », Henri a assumé le risque d’entraîner le pays dans une crise constitutionnelle. Mais Henri est bien plus stratège que ses interlocuteurs politiques et institutionnels veulent l’admettre. Avec un gouvernement empêtré dans la crise pandémique et qui a d’autres chats à fouetter que de cadrer un chef d’État qui bénéficie toujours d’une certaine popularité, malgré Biarritz, malgré d’autres bizarreries qui ont interloqué l’opinion publique depuis vingt ans, Henri a poussé son avantage en vrai militaire issu de Sandhurst, où il a dû apprendre comment être aux aguets et tendre des embuscades dans un conflit asymétrique.

C’est que Henri, qui est un grand têtu et qui est doté de la patience du chasseur, est le chef d’une famille très ancienne, dont la devise « je maintiendrai » l’insère dans une autre logique temporelle que celle des démocraties. Il le dit lui-même à Stéphane Bern : « Les politiciens, remplacés au fil des élections, sont soumis aux aléas de l’opinion. Nous, nous avons le temps. Cela permet distance et recul. » Autrement dit, les chiens démocratiques peuvent toujours aboyer, la caravane dynastique passera.

Henri pratique évidemment, noblesse oblige, le culte des ancêtres. Récemment encore, il fut aperçu par une source digne de foi dans le double sens du terme, dans la cathédrale de Spire où il se recueillait avec le Grand-Duc héritier devant le tombeau de son ancêtre Adolphe de Nassau, éphémère empereur allemand entre 1292 et 1298, déposé par les princes palatins et tué peu de temps après à Göllheim lors d’une bataille avec les troupes de son successeur désigné, un Habsbourg, avec lesquels on s’est rabiboché depuis.

Le culte des ancêtres s’applique aussi à la grand-tante de Henri, Marie Adelheid, cette régente qui, pour avoir trop confondu l’Église et l’État, puis ses accointances avec les familles régnantes germaniques avec les intérêts du pays, a dû abdiquer en janvier 1919 et a failli entraîner la fin de la dynastie, sans avoir jamais été désavouée par sa famille. Le Grand-Duc n’a pas seulement fait obstruction à la recherche historique. Des membres de sa famille sont allés jusqu’à dénigrer dans des dîners en ville la seule biographie exhaustive et non hagiographique qui a été écrite sur ce personnage. C’est leur droit. Mais d’autres ont le droit de juger aussi et d’en dire que cela n’est pas très malin.

Ce refoulement de leur propre histoire a déclenché chez les Nassau une sorte de syndrome de Marie Adelheid, qui les conduit, au fur et à mesure où leur négationnisme historique devient plus militant trois générations après les faits, à répéter malgré eux le même type de fautes que celle qui dut abdiquer. L’intermède constitutionnel dû au cas de conscience du Grand-Duc autour de la question de l’euthanasie fin 2008 fut un début, sanctionné par une réduction des pouvoirs du Grand-Duc. La réforme de la Cour, à laquelle Henri a feint de se plier et de coopérer, se heurte maintenant à ses tentatives de revenir sur la mise à l’écart de la Grande-Duchesse.

Les choses pourraient s’accélérer. Le 17 février 2021, Alex Bodry, conseiller d’État, ancien ministre, trente ans d’expérience parlementaire, spécialisé dans le droit public et constitutionnel, a publié un tweet longuement médité, à en juger de son écriture précise et tranchante : « Si jamais la monarchie tombe un jour, elle ne s’effondrera point à la suite d’attaques venues de ses adversaires, mais par épuisement, affaiblie et déstabilisée par ses propres faux pas et contradictions. » Prémonition, parce que dans la relation fusionnelle du souverain, il y a de la fatalité à l’œuvre ? Avertissement, parce que la patience du pouvoir politique peut avoir des limites après la crise ? Être têtu et stratège risque de ne pas suffire pour maintenir.

Victor Weitzel
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