Les palissades du chantier au début de l’avenue Marie-Thérèse ont enfin disparu. Propriété de la Compagnie La Luxembourgeoise, la villa située au numéro 1 a connu cinq années de rénovations, au moins deux de plus que prévu. L’hôtel Villa Pétrusse, désormais installé dans les murs, ouvrira le 16 juin. Son restaurant gastronomique, Le Lys, suivra le lendemain. L’histoire de ce bâtiment se lit en parallèle avec celle de la capitale. Il donne à voir comment la bourgeoisie a façonné l’urbanisme de Luxembourg de la fin du 19e siècle à aujourd’hui.
La villa fait partie de l’ensemble de maison de maître construites après le démantèlement de la forteresse, dicté par le Traité de Londres en 1867. « L’État hérite alors de la forteresse, un cadeau un peu empoisonné vu le coût colossal de sa destruction », rembobine l’historien Robert Philippart pour le Land. Ce moment a permis une redéfinition de l’identité de Luxembourg, comme une ville ouvert et moderne : On discute de la création d’un tramway, on attire des industries internationales avec des espaces de stockage ou de construction (à l’image des champagnes Mercier ou de la Bettenfabrik Berl). L’ingénieur-paysagiste français Édouard André reçoit la mission de dessiner la ceinture de parcs et son cordon de villas. L’objectif est de vendre les parcelles à de riches investisseurs pour couvrir une partie des coûts de démantèlement des remparts et de construction de nouvelles avenues.
Parmi ces investisseurs figure Eugène Kerckhoff, industriel dans le textile, venu du nord de la France. Il faisait fabriquer des étoffes à la Pulvermuhle et les vendait dans son magasin à la rue de Mamer (devenue rue du Curé). En 1880, il commande la construction de la villa à l’architecte Pierre Kemp, déjà à l’origine du Casino bourgeois (avec Pierre Funck) et de plusieurs églises, dont celles de Dudelange, Bettembourg ou du Rollingergrund. « La bourgeoisie de l’époque voulait imiter la noblesse. D’où ces éléments architecturaux évoquant les châteaux : grille d’entrée, cour centrale pour permettre aux calèches d’opérer un demi-tour, escalier d’apparat », détaille l’historien. L’époque encourage les innovations techniques et les influences esthétiques glanées lors des voyages, ce qui se reflète dans la disparité des styles du rez-de-chaussée : salle à manger Renaissance avec cheminée imposante, fumoir néogothique, salon Louis XIV. Une seconde entrée, sur le côté, mène au sous-sol, où se trouvaient les cuisines, ainsi qu’aux étages réservés à la famille puis au personnel. Les chambres affichent des décors et un confort plus modestes.
Albert Kerckhoff occupe ensuite la villa, jusqu’à son décès prématuré en 1906, à 54 ans. Une année plus tard, sa veuve, Antoinette de Dobbelaer, épouse le médecin François Baldauff, une personnalité célèbre à cette époque. La villa reste aux mains de la famille Baldauff jusqu’en 2010, date à laquelle la banque privée Edmond de Rothschild en fait l’acquisition. Son projet initial visait à transformer la demeure pour accueillir son siège européen. Face à l’ampleur du chantier, des contraintes techniques et de la taille trop réduite, la banque renonce. La Villa Baldauff reste à l’abandon pendant plusieurs années, entrecoupées de quelques usages ponctuels, par exemple le tournage du film D’Belle Époque d’Andy Bausch en 2011.
L’inoccupation et l’absence d’affectation font craindre une démolition. Toutefois, son inscription dans le « secteur protégé du parc » du PAG de la Ville de Luxembourg lui offrait déjà un premier bouclier. Dès 2014, la Commission des sites et monuments (Cosimo) recommande un classement : « Le bien présente un intérêt historique, mais également des qualités architecturales et esthétiques remarquables », lit-on dans son avis. En octobre 2015, le Conseil communal vote à l’unanimité en faveur de cette protection. Durant les débats, la question de la destination se pose : « Il ne s’agit pas seulement de protéger le bâtiment, mais d’inciter le propriétaire à en faire quelque chose, pour éviter ce qu’il s’est produit avec le Pôle nord, juste en face », conseillait Tom Krieps (LSAP). « Il faudrait savoir si les jardins vont être ouverts au public », demandait Martine Mergen (CSV).
Le classement comme monument national entre finalement en vigueur en 2018, quelques mois après l’acquisition de la Villa Baldauff par la Compagnie Financière La Luxembourgeoise. Arthur Carvas, directeur des activités immobilières et hôtelières de la compagnie, revient sur ce moment. « Quand il a visité les lieux, François Pauly (à l’époque vice-président du conseil d’administration de la filiale luxembourgeoise du groupe Edmond de Rothschild) a eu un véritable coup de cœur. Il a vu la dimension patrimoniale et hospitalière des lieux. Il organise une visite avec son cousin Pit Hentgen (président de LaLux) pour le convaincre de transformer la villa en hôtel et de rendre ce patrimoine accessible au public. »
Déjà propriétaire de l’Hôtel Le Place d’Armes, Compagnie financière La Luxembourgeoise y voit l’opportunité d’élargir son portefeuille avec un second établissement à proximité. Elle achète la Villa Baldauff pour dix millions d’euros. Ce geste marque un retour symbolique du groupe dans l’hypercentre, après le transfert de son siège à Leudelange en 2011. La Ville de Luxembourg avait déboursé 24,7 millions d’euros en 2009 pour acquérir le siège historique de l’assureur à la rue Aldringen en vue d’y développer le Royal Hamilius. « Cette restauration est une façon pour nous de rendre ce patrimoine à la ville et à la société luxembourgeoise », expliquait François Pauly à Paperjam en 2020. Il replaçait cette démarche dans le cadre du centenaire de la compagnie. Il parle de continuité, d’héritage et d’obligation morale.
Le bureau d’architecture de Jim Clemes, concepteur du siège de Leudelange, prend en charge la rénovation et la transformation du site en hôtel. Les premiers sondages mettent en lumière de graves problèmes, fruits d’une longue période d’abandon. Le plus préoccupant : la présence de mérule, un champignon destructeur du bois, du papier et de la pierre. « Heureusement, elle n’avait colonisé que l’ancien bâtiment de service », précise John Voncken, architecte en chef à l’Institut national du patrimoine architectural (INPA). « Un des défis du projet consistait en l’intégration des techniques actuelles indispensables pour un établissement hôtelier », revient Arthur Carvas. Tous les experts s’accordent sur une opération de grande envergure : démontage de l’annexe, excavation de deux niveaux pour enterrer les équipements techniques, traitement les pierres contre les champignons et reconstruction de l’ensemble. « Les pierres de l’annexe ont été soigneusement numérotées, stockées sur mille palettes, pour ensuite rebâtir l’édifice à l’identique », ajoute le directeur des opérations immobilières.
Creuser sous le bâtiment a permis de mettre au jour des casemates. « Après le démantèlement de la forteresse, certains tronçons ont servi de base à la construction, garantissant une stabilité remarquable », détaille Robert Philippart. Ces galeries restaurées relient désormais les deux bâtiments. « Une des attractions majeures du site, qui enrichit à la fois l’expérience des clients et la valeur de l’hôtel », affirme Carvas. Autre enjeu, la transformation des pièces en chambres d’hôtel, 21 en tout, par exemple avec l’intégration de modules de salle de bain pour ne pas démolir les murs et garder les structures des salles.
La restauration des finitions intérieures implique l’intervention de corps de métiers très spécifiques : menuisiers, ferronniers d’art, serruriers, restaurateurs de décors muraux et de plafonds, tailleurs de pierre. « Dans la mesure du possible, on a voulu valoriser les compétences et le professionnalisme d’entreprises luxembourgeoises », se félicite Arthus Carvas. Il souligne aussi la bonne collaboration avec l’INPA. L’institut a mis la main à la poche avec une subventions des travaux à hauteur de 1,4 million d’euros. Parmi les postes les plus importants : la restauration des pierres naturelles et de la façade (564 413 euros) ainsi que les travaux de restauration à l’intérieur : décors et dorures, enduits murs, plafonds, boiseries, papier-peint, portes intérieures, radiateurs (481 165 euros), des fenêtres et vitraux (143 315 euros).
Les propriétaires se montrent discrets sur la dépense totale. Le montant de trente millions (plus les dix pour l’achat), avancé dans plusieurs médias n’est pas démenti : « C’est à peu près cela », lâche Arthur Carvas. « Le projet ne relève pas d’une opération rentable à court terme, mais d’un investissement destiné aux générations futures. »
En revanche, l’activité hôtelière et gastronomique devrait atteindre rapidement l’équilibre. 45 personnes ont rejoint l’équipe pour accueillir les clients, assurer les repas et entretenir les lieux. Le restaurant gastronomique ne compte qu’une quinzaine de couverts. Une offre plus accessible sera progressivement développée, notamment en journée, ce qui devrait attirer les curieux. Le tarif des chambres démarre à 450 euros la nuit en basse saison. La suite « Gëlle Fra », fleuron de l’établissement, peut atteindre 1 500 euros. Comme pour Le Place d’Armes, LaLux a confié la gestion opérationnelle au fonds d’investissement hôtelier Aina Hospitality. Fondé par Jaume Tapiès, anciennement président des Relais et Châteaux, ce fonds compte le groupe Edmond de Rothschild comme associé fondateur.