Visite guidée

Terrains (très) vagues

d'Lëtzebuerger Land vom 22.06.2000

Deux autobus articulés se suivent au pas, tournent sur une grande place. Les petites fenêtres inclinées laissent entrer la poussière et l'odeur incomparable du gravier. Entre les épais nuages de poussière blanche que les bus font danser autour des véhicules, on perçoit encore quelques petits tas de graviers, beaucoup de gravats aussi, mais sinon, le paysage est lunatique, désertique, l'ambiance quelque part entre Dune et Laurence d'Arabie. 

Dans notre bus, la climatisation ne marche pas, les passagers, majoritairement des hommes d'âge mûr, ont chaud, très chaud, les documents de voyage sont vite reconvertis en éventails. Ceux du premier bus ont plus de chance, paraît-il, leur système de climatisation fonctionne. À six heures du soir, le soleil de plomb ne lâche toujours pas prise, il doit bien faire 34 degrés au soleil. Nous sommes lundi 19 juin, à Esch-Belval ; le ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire Michel Wolter (PCS) a invité tous les acteurs impliqués dans la Conférence régionale Sud à visiter la friche de l'Arbed, classée « priorité des priorités » dans le document de travail du ministère sur la reconversion des friches. 

« Ce qui est impressionnant ici, tu vois, explique le ministre - en bras de chemise, debout entre les travées de sièges de l'autobus - à son collègue de parti et maire de Pétange, Jean-Marie Halsdorf, ce sont les volumes. » C'est pour cela qu'il a pris l'initiative d'inviter à une visite du site, pour que tout le monde sache de quoi on parle, dans la discussion lancée fin mai avec la publication de son rapport (voir d'Land 23/00). Et pour avoir une impression de l'échelle du site. Impressionnante, effectivement, une véritable ville dans la ville. Michel Wolter imagine une densification ici, construire en hauteur, avec des volumes à l'échelle des colosses que sont les hauts-fourneaux, aussi pour enrayer le gaspillage des terrains à bâtir. 

Pour arriver sur le terrain de l'ancien dépôt de graviers, nous serons entrés par le portail numéro 2, Esch-Raemerich, où un panneau électronique indique : « jours sans accident : 15 / meilleure performance : 33 ». Où soudain, on se rend compte que Belval reste un site de production de l'Arbed où l'aciérie électrique a pris la relève de ses ancêtres. Les ouvriers ont surnommé la route d'entrée à partir de ce portail Équateur, elle départage désormais la partie friche post-industrielle (122,7 ha) de la partie en activité. Elle n'est pas à vendre. Délicatement, le bus s'engage alors sur le High-Way, la voie médiane entre les hauts-fourneaux A et B et la salle des soufflantes. Les bus ne peuvent avancer que très lentement à côté des creusets éteints, en train d'attraper la rouille. Les dimensions sont surhumaines. Près d'un énorme trou, le convoi s'arrête, tout le monde descend. Il fait chaud, tout le monde transpire, se réjouit d'un peu d'air frais. 

Le trou énorme, c'est ce qui reste du haut-fourneau C, démonté et remonté en Chine, où il fonctionne toujours. Alors forcément, ce cratère béant est en béton armé des plus solides, il fallait bien que les fondements soutiennent toute la construction. L'Arbed l'a laissé en l'état. Un terrain vague avec un trou. 

C'est ici, sur le flanc des deux monstres au repos, nommé « terrasse des hauts-fourneaux » que l'Utopia s.a. projette de construire son nouveau cinéma multiplex, explique Jean-Paul Braquet, qui parle au nom du GIE-Ersid1. Et que l'architecte du groupe s'est donné beaucoup de mal afin d'intégrer au mieux le nouveau bâtiment dans l'époustouflante coulisse, que donc les salles seront un niveau plus bas, sous terre en quelque sorte, chapeautées - tenez-vous bien messieurs Pei et Foster - d'un dôme vitré ! 

Devant nous, deux ouvriers à la retraite, deux hommes aux corps lourds, marqués par le travail physique d'une vie, se rappellent qu'« il n'était pas agréable de travailler au haut-fourneau par cette chaleur ». Et si c'était indigne de transformer ce lieu de production en parc d'attractions tout en plastic et couleurs pastelles, genre Euro-Disney ?

Une heure et demie plus tard, Michel Wolter donne des explications sur un podium dans la salle des soufflantes, rétroprojections sur grand écran à l'appui. Il fait plus frais ici, le groupe s'est encore élargi à quelques centaines de personnes. Après une heure d'exposé, l'historien Denis Scuto interpelle le ministre, rappelle qu'à Esch-Belval, il s'est aussi écrit un siècle d'histoire sociale, regrette qu'il ne retrouve plus cet aspect dans le rapport ministériel et demande où en est le projet d'installer un musée d'histoire technique et culturelle dans la salle des soufflantes, idée qu'il a aidé à élaborer dans le cadre du « groupe Linster ». 

« Je sais, nous deux, nous ne serons jamais sur une ligne, rétorque le ministre, mais je suis d'avis que nous ne pouvons pas nous permettre d'implanter ici une partie culturelle qui soit uniquement rétro. Je crois qu'une meilleure solution serait d'instaurer quelques rappels ponctuels et modernes du passé social sur le site. » Michel Würth, directeur financier de l'Arbed, en charge des friches, a plus de compréhension pour l'ambition de l'historien : « Ces terrains ont une âme, ce sera un défi que de la préserver. » Et de rappeler que les archives entières de l'Arbed, extrêmement riches, ont été répertoriées et que la direction se demande actuellement comment elles pourraient être exploitées.

Pourquoi l'Arbed participe à la société de développement, alliée paritaire de l'État ? « Nous étions là quand l'idée de la reconversion est née, lors de la tripartite sidérurgie d'avril 1996, » explique Michel Würth. Et que le groupe y a cru dès le début, qu'il aimerait maintenant rester au courant de ce qui se passe en face de ProfilArbed « où nous comptons encore produire longtemps », et que, dernier point, le projet de développement pourrait également encourager les maîtres d'oeuvres à opter pour des construction métalliques afin de faire avancer la recherche dans ce domaine. « En tant qu'entreprise citoyenne, nous aimerions apporter notre part à ce grand projet d'avenir, comme nous l'avons fait au Technoport Schlassgoart, » conclue-t-il.  La croyance en l'avenir, le gouvernement veut la documenter par la création d'une Cité des sciences, de la recherche et de l'innovation sur la terrasse des hauts-fourneaux, aux alentours de la salle des soufflantes et des hauts-fourneaux. Cette Cité, entièrement dédiée à la recherche, les études supérieures et l'innovation (start-ups et autres pépinières d'entreprises) serait reliée par le Skywalk aux autres secteurs du site - parc d'activités, bretelle verte, habitations. 

Skywalk était le nom que donnèrent les ouvriers à l'ancien pont piéton qui, au niveau du pied du haut-fourneau B (niveau 3) sortait vers l'extérieur. Rénové et prolongé, il pourrait servir aux piétons et aux cyclistes pour traverser le terrain sur toute sa largeur. Ainsi, il longerait par exemple aussi la future gare de chemin de fer Esch-Belval, un bâtiment en brique qui jouxte le futur cinéma. Des études ont déjà prouvé la faisabilité de l'entreprise. Selon des projets qui ne sont encore qu'en état d'ébauche, un ring ferroviaire pourrait contourner un jour la ville d'Esch-sur-Alzette. Michel Wolter va même jusqu'à imaginer l'installation d'une véritable cité universitaire sur la lentille Terre Rouge, qui pourrait accueillir, selon lui, jusqu'à 4 000 étudiants.

« Le site ne permettra pas la banalité » affirme Jean-Paul Braquet devant les bâtiments subsistants. Une fraction seulement des bâtisses a été préservée. De l'ancienne installation de l'agglomération par exemple, il ne reste que deux grandes cheminées de 75 respectivement 115 mètres de hauteur, plus quelques ruines qui attendent leur démolition. Sinon, le bus traverse encore un de ces paysages désertiques qui attendent leur réaffectation. La zone d'activité qui sera implantée aux alentours des tours fera quelque quarante hectares. L'ancienne décharge du plateau du saint-esprit (une dizaine d'hectares) pourrait être utilisée pour implanter les nouvelles infrastructures routières, comme la voie rapide prévue vers la France. Plus de deux cent forages de toutes sortes ont été effectués sur tout le site afin d'analyser la qualité ou la pollution des terres, affirme Jean-Paul Braquet, les résultats sont accessibles au ministère de l'Environnement.

Remontée dans le bus pour visiter le crassier Ehlerange, voué à la disparition et déjà réduit de soixante hectares, au pas sur la pente, puis doucement entre les flaques d'eau et les machines encore en activité. Les visiteurs du soir sont assoiffés, alors, forcément, on parle eau. Celle de la source Belval par exemple. Une source naturelle qui fut exploitée et commercialisée au tournant du siècle dernier, d'abord par la simple mise en bouteille, puis pour la transformation en limonade. Or, depuis les années 1950 et l'industrialisation massive du plateau, la source s'est perdue. Le mystère ? Elle n'a pas encore été retrouvée, bien que les chercheurs s'en soient approchés à vingt mètres, estiment-ils. Une fois retrouvée, elle pourrait constituer l'attraction principale du jardin central.

« Venez plutôt discuter avec moi autour d'un pot ! » Michel Wolter est décontracté. Il est presque neuf heures, la température est tombée à 28 degrés, le ministre demande à l'auditoire qui serait éventuellement intéressé à visiter des sites similaires dans la Ruhr allemande. Une majorité lève la main. Puis c'est la ruée sur les boissons fraîches, impeccablement installées dans l'impressionnante halle des soufflantes, qui a même été décorée avec des plantes en pots de rigueur, yuccas et ficus benjaminas. 

Tout le monde semble soulagé. Le ministre a remis son veston, vient parler aux « forces vives », architectes, syndicats, collectivités locales, partis politiques... La journée aura été rude, pour lui comme pour les autres, mais Michel Wolter a la certitude d'avoir réussi son coup. Les compliments fusent, le public est impressionné par le site, la perfection de l'organisation, la quantité d'informations fournies, la transparence affichée par les deux partenaires, Arbed et État. Peut-être que Michel Wolter entrera maintenant dans l'histoire en tant que « Mister Friches ». Auquel cas son action de communication à grande échelle aura été une réussite. Et elle ne fait que commencer.

 

1 GIE-Ersid : Groupement d'intérêt économique pour l'étude et la reconversion des sites sidérurgiques, alliant État, communes et Arbed. Il sera aboli dès que fonctionnera la nouvelle société de développement. 

 

josée hansen
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