Mir gesinn eis jo nëmmen all Joer eng Kéier hei am Abrëll

Deux soeurs

d'Lëtzebuerger Land vom 04.04.2001

En cinq ans, c'est devenu un rite. Chaque année, en avril, Anny la cadette (71 ans) accompagne Martha (75) aux rives du lac de la Haute Sûre pour célébrer l'anniversaire de la mort de Maurice, le fils de Martha. Il y a cinq ans, il disparaissait, sa voiture fut retrouvée dans le lac, jamais son cadavre. S'est-il suicidé, a-t-il fait une fugue ? On ne le saura jamais. Pour sa nouvelle pièce, Jean-Paul Maes envoie donc ces deux soeurs faire un voyage, dans l'espace et dans le temps. En se promenant dans les bois, le long de l'eau, elles passent leurs vies en revue et ne peuvent que constater leur échec. Aucun de leurs rêves d'enfance ne s'est réalisé, elles se sentent incomprises, trahies par leurs maris, abandonnées par leurs fils.

Tout se passe comme si Mir gesin eis jo nëmmen all Joer eng Kéier, hei am Abrëll était la suite de An hannendrun den Hiwwel, créée il y a deux ans à Esch. Là où cette dernière tentait de faire la chronique de l'Histoire du vingtième siècle, vue à travers les yeux d'un Luxembourgeois ordinaire, Gusty, Jean-Paul Maes tente aujourd'hui de limiter son champ d'observation et se borne à raconter le siècle à travers les vies brisées de ces deux femmes banales. Si la deuxième Guerre Mondiale y apparaît, ce n'est que comme anecdote, Martha reprochant par exemple à Anny de s'être arrangée de la présence des nazis pour ne pas devoir apprendre le français ! Cette échelle réduite semble plus au goût de l'auteur, le récit, la description des personnages lui réussit mille fois mieux.

Des deux soeurs, c'est Martha la plus forte, ou du moins la plus dominante. Depuis toute petite, Anny fut une enfant à problèmes : après une naissance précoce, une charrette lui roula sur une jambe quand elle était toute gamine encore ; elle en gardera des séquelles toute sa vie durant. Ce qui ne faisait que confirmer le complexe de supériorité de Martha, qui utilise le handicap de sa soeur pour tantôt la plaindre, tantôt la dominer. Et pourtant, en réalité, la petite est bien plus forte et plus heureuse que sa grande soeur : son fils vit encore, elle est grand-mère, elle garde peu de souvenirs douloureux de son mariage et, lorsque la vie lui devient insupportable, elle se réfugie dans les univers imaginaires qu'elle s'invente.

Si les deux femmes se promènent ainsi durant quelques heures dans les bois et sous-bois, elles ont largement le temps de laver le linge sale. Pour Martha, qui a une manie maladive de la propreté depuis le jour où elle soupçonnait son mari de la tromper, l'image ne pourrait d'ailleurs être plus seyante. Percent alors tous ces secrets plus ou moins bien gardés qui ont troublé la famille, les petites hypocrisies et les grandes trahisons. Les taquineries prennent des dimensions de pure méchanceté, insupportables lorsque Jean-Paul Maes les décrit trop bien, lorsque plus aucun doute quant à la véracité ne semble permis. Qui ne connaît pas deux vieilles femmes, belles-soeurs ou amies, qui se soutiennent mutuellement parce qu'elles n'ont plus personne d'autre mais qui, en même temps, se détestent et ne cessent de s'humilier. Mir gesin eis jo nëmmen all Joer eng Kéier, hei am Abrëll parle de la solitude, des angoisses et de l'âge.

Jean-Paul Maes aime et abhorre les petites gens, ces « bons Luxembourgeois » hypocrites qui ne savent parler sentiments et s'épient l'un l'autre derrière les rideaux pour mieux se médire par la suite. Qu'un homme d'âge moyen ose écrire une pièce sur deux vieilles femmes est respectable, qu'il y réussisse à ce point est remarquable. 

Sa femme, Eva Paulin, chargée de la mise en scène, a peut-être eu trop de respect vis-à-vis du texte, elle n'a pas osé couper ; dommage, cela aurait pu le densifier, lui donner un peu plus de rythme. Car après une heure, on a compris le mécanisme du rapport de force entre les deux soeurs, il n'y a plus guère d'élément nouveau, si ce n'est l'arrivée de l'homme inconnu vers la fin.

Pour casser un peu le réalisme de la pièce, Jeanny Kratochwil a imaginé un décor sobre et abstrait, arbres en plexi ou plastic en forme de stèles sur roulettes, deux caissons mobiles, quelques reflets dorés pour symboliser le lac, un voile sur lequel est imprimé une forêt, une épaisse brume artificielle... En marchant, les deux femmes bougent les stèles et changent ainsi l'environnement. Or, même si cette idée est bonne, la mise en place des différents tableaux freine néanmoins le développement de l'action. Serge Tonnar et Jorsch Kass accompagnent la pièce en live de belles et mystérieuses musiques (guitare, percussions, synthés...), très retenues. 

Toute la cruauté du rapport entre Martha et Anny, excellentes Monique Reuter et Christiane Durbach jouant tout en demi-teintes, est ainsi dédramatisée par la sobriété de la forme, le tragique modéré par l'humour et une certaine distanciation. Et le pathos put être évité de justesse.

Mir gesin eis jo nëmmen all Joer eng Kéier hei am Abrëll de Jean-Paul Maes, mise en scène par Eva Paulin, assistée de Fabienne Biever ; décor : Jeanny Kratochwil ; musique : Serge Tonnar et Jorsch Kass ; avec Monique Reuter, Christiane Durbach et Pol Greisch ; production : Théâtre municipal d'Esch ; prochaines représentations les 7 et 23 avril à 20 heures ; téléphone pour réservations : 54 03 87 ou 54 09 16. Le texte de la pièce est édité chez Phi, dans la série Amphitheater, n°58 ; ISBN : 3-88865-202-2

josée hansen
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