Dix ans après l’ouverture de la « boîte noire » du chèque-service accueil, le marché des crèches entame son virage vers la consolidation

Small kids yet big business

d'Lëtzebuerger Land vom 30.08.2019

D’ici 2021, quasiment 60 000 enfants bénéficieront du chèque-service accueil (CSA), répond ce lundi le ministre de l’Éducation Claude Meisch (DP) à une question du député Marc Goergen (Piraten) sur les structures d’accueil pour enfants. Le chiffre rassemble ici l’ensemble des zéro-douze ans concernés par la mesure sociale, mais à son instauration il y a tout juste dix ans, le chèque-service a surtout démocratisé l’accès à l’éducation préscolaire et violemment stimulé le marché des crèches. « Une explosion de l’offre privée » ou « un tournant fondamental », ont écrit les chercheurs de l’Université de Luxembourg dans ce qui demeure, depuis 2016, l’étude référence sur le secteur1. Ils l’ont titrée: « Ouverture d’une boîte noire ». « Opérant dans une niche économique au bord de l’illégalité, l’accueil des enfants de moins de quatre ans dans des structures privées constitue aujourd’hui un élément indispensable dans le système luxembourgeois d’éducation et d’accueil extra-scolaire, sans lequel le Luxembourg n’aurait pu atteindre les objectifs de Barcelone de l’Union européenne », y est-il détaillé avec référence aux engagements de 2002 sur la mise en place de structures d’accueil pour 2010.

RTLisation de l’éducation

En 2009, le gouvernement Juncker (CSV) - Asselborn (LSAP) instaurait l’aide financière aux parents pour assurer la garde de leurs bambins, de zéro à douze ans, sous conditions de ressources. Avant cela, ils couvraient eux-mêmes les frais de crèche. Ceux-là grimpaient jusqu’à 1 500 euros et les établissements restaient fréquentés par les classes sociales supérieures. Mais on pouvait parler de marché. Celui-ci est dorénavant sponsorisé. Les opérateurs privés bénéficient indirectement d’un financement public. Selon la terminologie du sociologue danois Gøsta Esping-Andersen, le Luxembourg se classe parmi les États-Providence conservateurs. Les prestations sociales sont gérées par le secteur privé, mais sont réglementées et financées par l’État. À l’instar du contrat de concession pour le service public télévisuel confié à RTL.

En 2009, le pays comptait 113 « services d’éducation et d’accueil » (SEA) commerciaux. Le terme bureaucratique désigne tout à la fois les maisons relais, les foyers de jour et les crèches, mais ces dernières en constituent la majorité. Le nombre de « SEA » privées, donc non conventionnées, a quasiment quadruplé depuis. Fin 2018, le ministère de l’Éducation en recensait 441. Via le CSA, elles coûtent 165 millions d’euros à l’État. Le nombre de structures financées par les fonds publics, celles dites conventionnées, a lui seulement crû de seize pour cent en dix ans. Il est passé de 350 unités à 407. Fin 2018, ces crèches publiques coûtaient 237 millions d’euros à l’État. Or, deux tiers des enfants non encore scolarisés sont pris en charge dans des structures privées appartenant au secteur non conventionné.

« La tendance à la marketization de l’accueil de jour des enfants ne constitue pas un phénomène purement économique, mais bien aussi à un développement sociopolitique », font valoir les chercheurs de l’Université. L’objectif du CSA était effectivement louable. Il devait créer les conditions pour que les parents d’enfants exposés à un risque de pauvreté et d’exclusion puissent poursuivre une activité rémunérée. Le résultat a été loué. Il y a tout juste un an, le Statec, titrait « les chèques-services accueil réduisent le taux de pauvreté de 16,5 pour cent à 14,9 pour cent. Au début de ce mois d’août, le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research, le Liser, faisait savoir que l’introduction de la mesure avait permis d’accroître de quatre à sept pour cent l’emploi des femmes au Grand-Duché. « Le chèque-service est une bonne chose pour les familles qui ont eu accès aux crèches et ont ainsi eu la possibilité de consacrer aussi du temps à leurs activités professionnelles », témoignait en 2015 dans Paperjam Béatrice Martin, fondatrice (en 1994) de Kids Care. Elle critiquait alors aussi à demi-mot le quantitative educative easing de 2009. « Dans les conditions telles qu’opérées, le chèque-service a ouvert la boîte de Pandore pour laisser la place à des acteurs qui n’avaient ni la compétence ni la volonté de bien faire leur travail ».

Marché à Colin-Maillard

Les recherches sur le for-profit care luxembourgeois relèvent que dans les pays au marché de l’accueil libéral comme l’Angleterre, les Pays-Bas ou l’Australie, les sociétés ont la réputation de « ne guère se soucier de pédagogie et de vouloir réaliser avant tout des bénéfices ». Ils s’abstiennent de tout jugement de valeur sur les acteurs locaux et se contentent de ranger les différents entrepreneurs des structures collectives d’éducation et d’accueil dans une typologie. L’immense majorité des prestataires, découvrent-ils en 2016, sont des petites organisations, des « initiatives individuelles et des short tail companies ». Mais ces structures étaient déconsidérées politiquement et pendant des années, l’État n’a pas cherché à se renseigner sur leurs pratiques. Étrangement, ni le Statec ni le ministère de l’Éducation ne publient ni ne collectent d’indicateurs chiffrés sur le marché (emploi, chiffre d’affaires, etc.). C’est avancer les yeux bandés sur un terrain miné.

La chasse aux données opérée par nos soins auprès du registre de commerce révèle des différences notables en matière de bénéfices réalisés selon la taille des sociétés. Les résultats nets annuels d’établissements exploités sur base individuelle comme Gekko (Cappellen), Mes premiers pas (Luxembourg), Crèche an Hennessen (à Liefrange), King Arthur’s Castle (Mersch) ou Zavanouille (Oberpallen) oscillent autour de zéro. Ils ne dépassent jamais les 100 000 euros de profit ou de perte. Les crèches regroupées dans des réseaux tels Sim Sala Bim (Merl, Frisange, Bonnevoie), Villa Wichtel (Belval, Dudelange, Hosingen, Junglinster), La Luciole (Luxembourg et périphérie) ou Crèches Sunflower Montessori (autour du Findel notamment) tirent clairement leur épingle du jeu et réalisent régulièrement des profits de plusieurs centaines de milliers d’euros. La diversité des lieux répartit le risque. Une certaine masse critique (en sus d’un éventuel positionnement qualitatif ou d’une certaine agressivité tarifaire) permet de mutualiser des compétences (gérance, psychothérapie, entretien, etc) sur plusieurs sites ou d’optimiser l’utilisation des ressources en fonction des besoins sur les différents emplacements.

Size matters. Certes. Mais pas seulement. La règle du triple L qui prévaut dans l’immobilier, location, location, location, marche aussi pour les crèches. Elle tient cependant à un savant calcul entre proximité d’un bassin de population, densité de bureaux et relative paix commerciale. Le gestionnaire se fixe un taux de remplissage qui lui assure la rentabilité. Les recettes jouissent, elles, d’une certaine prévisibilité. Le chèque-service garantit un revenu de six euros par heure par enfant (maximum fixé selon les conditions de ressources). Les crèches ont calqué leur tarification sur ce chiffre, à quelques dizaines de centimes près.

De nouvelles règles ont cependant grippé le jeu. Si bien que les opérateurs, plutôt discrets jusqu’alors, sont sortis de leur réserve. Une poignée s’est d’abord réunie, en 2013, au sein de la Felsea (Fédération luxembourgeoise des services d’éducation et d’accueil pour enfants) pour discuter de la préparation d’un règlement puis pour repousser ses délais d’application. Le texte qui impose notamment plus de surface et plus de personnel par enfant n’est entré en application, du fait de deux reports, qu’au 16 juillet dernier.

« Plus de qualité, c’est très bien », réagit Dennis Kirps, « créchiste » (il revendique la paternité du terme) à la tête du réseau Kiddies. Ce banquier reconverti dans le early childhood care a très spontanément réagi à notre sollicitation. Tout cela a un coût. Celui-ci met la rentabilité des petites crèches en péril, explique-t-il. Car le prix horaire reste indexé au chèque-service, qui lui ne bouge plus. « Les gens croient que les crèches sont une mine d’or, mais il ne me reste jamais assez pour payer mon personnel. » Si bien qu’il constate un turn-over spectaculaire en la matière. L’initiative Staark Kanner mise en œuvre en octobre 2017 a accentué les dégâts selon l’intéressé. La mesure de Claude Meisch garantit la gratuité des vingt premières heures de crèche (dont le tarif est plafonné), l’apprentissage du français et du luxembourgeois dans chaque établissement (ou tout le moins un contact approfondi avec ces deux langues), ainsi qu’un personnel encadrant mieux formé. « Le poste salaires a augmenté de vingt pour cent sur deux ans », s’emporte M. Kirps. « Je ne suis pas un restaurant qui peut sortir une table et augmenter mon chiffre d’affaires d’autant, car les places en crèche sont limitées », conteste-t-il encore. Dans un entretien au Lëtzebuerger Journal en mai 2018, la présidente de la Felsea Maria Castrovinci soulignait déjà le problème de coût du personnel: « On est dans une phase très difficile. Les prochaines années vont être très dures » pour une partie des crèches.

Des « créchistes » dénoncent ou concèdent des abus comme la facturation d’heures non prestées. « Certains déclarent même leurs propres enfants alors qu’ils sont déjà scolarisés », s’offusque Dennis Kirps. « On nous force presque à être malhonnête (…) alors que nous on veut que les parents aient pleine confiance quand ils déposent leurs enfants le matin. » S’il pense que la majorité de la profession exerce son métier dans les cadres de la loi, il regrette aussi le flegme du ministère de tutelle dans l’application des textes.

Des nounours pour seuls jouets

Or, il s’avère que les ouailles de Claude Meisch sévissent. Selon un document consulté par le Land, le ministère de l’Éducation a retiré en juillet l’agrément à une crèche du Sud-Est du pays pour notamment défaut de matériel pédagogique, « des nounours  comme seuls jouets » pour les enfants de moins de deux ans, pour délabrement des locaux, « des murs sales dépourvus de décoration », et un jardin non mis à disposition à cause « d’une invasion de taupes ». Contactée, la signataire de la suspension (contestée devant le tribunal administratif) Christiane Meyer, indique que des contrôles qualité, annoncés ou inopinés, sont organisés « depuis deux ou trois ans » dans le cadre de la loi. « La mesure est assez jeune, mais il y a pas mal d’avertissement et de mises en demeure », informe la conseillère de direction première classe au département « Enfance et jeunesse ». « Avant de retirer l’agrément, on donne la chance de trouver des solutions », dit-elle. Au final, « on a retiré un agrément en 2018 et un en 2019 ».

Par contre si les enfants sont en danger, « cela va très vite », dit-elle. Le dernier exemple en date remonte à 2017, à Bous. La police de Grevenmacher avait été chargée d’enquêter sur des « agissements pouvant affecter le bien-être des enfants », avait informé l’institution judiciaire. L’instruction est arrivée à son terme, mais la chambre du conseil, qui doit donner suite judiciaire ou non, ne s’est pas encore prononcée, nous informe le Parquet ce mercredi.

Optimisation

Comme sur d’autres pans économiques, une augmentation des coûts non compensée par une hausse équivalente des recettes conduit, sinon à la faillite, à des regroupements. Les « conventionnés », souvent régis en Asbl, bénéficient du soutien financier et moral de l’État, mais encore faut-il que les communes mettent des lieux à disposition. « On avait besoin du non conventionné pour ouvrir les places nécessaires, mais on serait contents si les administrations communales investissaient davantage pour l’accueil des enfants », lâche Christiane Meyer. « Les Croix Rouge, Arcus ou Babilou n’ont plus qu’à regarder les pommes tomber », assène Dennis Kirps, ancien banquier fataliste croyant ici en la théorie du too big to fail, too small to survive.

Car, oui, Babilou, le leader français du marché a fait son entrée au Grand-Duché en 2017 à pas de loups et sans que personne ne crie gare, ce malgré sa gigantesque envergure : 10 000 collaborateurs répartis dans onze pays. Il a procédé en rachetant, pour 5,7 millions d’euros, la filiale enfance du groupe Lavorel au Luxembourg qui elle même avait repris dans les mois précédents les crèches Kids Care, Ribambelle et Villa Wichtel. Babilou (baptisée comme tel depuis juin dernier au Luxembourg à la place de Lavorel Kids & Baby) emploie aujourd’hui 340 personnes et accueille 1 200 enfants dans ses 25 structures, détaille son département communication. Elle devient de fait le plus gros acteur commercial local. À côté de ses activités crèche qu’elle entend développer à coups d’acquisitions, Babilou déroule les opérations financières. La holding luxembourgeoise a racheté ses filiales au Luxembourg, au Moyen-Orient et en Asie grâce à un prêt souscrit auprès de sa maison-mère française… qu’elle remboursera dans les années à venir au moyen des profits générés ci et là. Le marché de l’enfance c’est une question de valeurs, à de multiples égards.

L’étude parue en juin 2016 a été menée par Michael-Sebastian Honig, Anett Schmitz, Malou Wagner et Martine Wiltzius dans le cadre du programme « Doing Quality in Commercial Childcare ».

Pierre Sorlut
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