Selon une étude récente, six pour cent des jeunes Luxembourgeois souffrent d’une addiction aux réseaux sociaux. Deux psychologues expliquent les dangers et les solutions

Accros

d'Lëtzebuerger Land vom 18.11.2022

Les ados sont accros aux réseaux sociaux. L’étude Health Behaviour in School-aged Children (HBSC) fraîchement publiée a montré que l’utilisation problématique des réseaux sociaux (problematic social media use ou PSMU) concernait près de six pour cent des jeunes Luxembourgeois âgés de onze à
18 ans (sur base de données de 2017-2018). Pour en venir à cette conclusion, ce groupement international soutenu par l’OMS a mené une enquête auprès de 8 687 jeunes, leur posant à tous neuf questions révélatrices d’un comportement dit « problématique ». Le questionnaire révèle que, au cours de l’année écoulée, un jeune sur trois a essayé de passer moins de temps sur les réseaux sociaux sans y arriver ou encore que près d’un quart d’entre eux se sont souvent sentis insatisfaits parce qu’ils voulaient y passer plus de temps. « As-tu régulièrement menti à tes parents ou à tes amis sur le temps que tu passes sur les réseaux sociaux ? » ou « négligé d’autres activités (par ex. loisirs, sport) parce que tu voulais utiliser les réseaux sociaux ? » sont deux des questions qui suscitent des réponses affirmatives. Si un jeune se reconnaît dans six ou plus de ces situations, il est considéré comme ayant un PSMU.

« Des blessures légères comme des entorses servent d’excuses à ne plus pratiquer un sport et à passer ainsi plus de temps sur les réseaux sociaux. En réalité, ils négligent une rééducation raisonnable, c’est un cercle vicieux », affirme la psychologue Michèle Bellion, qui a ouvert son cabinet en 2005. Substituer des choses que l’on faisait avant au profit des réseaux sociaux fait partie de ce qui rend leur utilisation problématique. « Snapchat remplace bien souvent le petit-déjeuner », remarque encore la psychologue. Les jeunes préfèrent se « nourrir » des informations les plus récentes, savoir ce qu’ont vécu leurs amis durant la nuit. On reconnaît ici le syndrome Fomo (de l’anglais fear of missing out, la « peur de rater quelque chose ») particulièrement présent chez les adolescents. Cette crainte de manquer une nouvelle importante ou toute occasion d’interagir socialement provoque un besoin, une dépendance psychologique d’être en ligne ; et donc l’angoisse d’être hors connexion. « Une augmentation de l’anxiété est également très fréquente, de même que des troubles du sommeil et de l’appétit », note la jeune thérapeute Alison Adams. Elle ajoute que « scroller sur les réseaux sociaux n’est ni relaxant ni déstressant, et peut souvent entraîner des changements d’humeur et de motivation ». Comme leur nom ne l’indique pas, les réseaux sociaux peuvent aussi entraîner un retrait social, un isolement. « Toute la gamme d’une symptomatologie dépressive », résume Michèle Bellion. Leur emploi intensif, et celui des écrans en général, va ainsi jusqu’à entraver le développement des enfants et des jeunes à travers des problèmes de poids, orthopédiques mais aussi psychiques. Si cela reste à prouver, la baisse du QI observée depuis la fin des années 1990 dans les sociétés industrialisées serait partiellement liée à notre utilisation massive des écrans.

Comment expliquer un tel phénomène ? Et pourquoi les jeunes sont-ils particulièrement exposés à ce risque ? Pour Michèle Bellion, les jeunes entre douze et seize ans sont les plus touchés parce qu’il s’agit de la phase de l’adolescence qui « rime le plus avec révolte, rébellion contre les parents, le système scolaire, les profs… » Leurs amis, qui passent par la même période, deviennent les seuls à comprendre. Mais, pour rencontrer leurs amis « in vivo », ils doivent passer par les parents, ce qui est perçu comme une « soumission » ponctuée de « Où ça ? », « Tu rentres quand ? » ou encore « Avec qui ? ». Aussi les jeunes préfèrent-ils « s’enterrer » dans leur chambre et entrer dans un monde virtuel « de liberté et d’indépendance ». D’après l’étude du HBSC, le pourcentage de jeunes ayant une « utilisation problématique des réseaux sociaux » diminue pour la catégorie des 17-18 ans (3,9 pour cent) alors qu’il est le plus élevé chez les treize-quatorze ans (6,7 pour cent). Une atténuation qui s’explique par le fait que, après seize ans, les jeunes gagnent en indépendance et en responsabilité, certains occupant par exemple leur premier job étudiant, puis, à 18 ans, ils sont généralement devenus plus autonomes. Cependant, ce phénomène de dépendance apparaît de plus en plus tôt, car, il n’y a pas si longtemps, les jeunes recevaient leur portable pour rentrer au lycée alors qu’ils le reçoivent maintenant dès le cycle 4 voire le cycle 3 de l’école fondamentale. D’autres facteurs s’ajoutent à celui de l’âge. Les filles et les jeunes issus de l’immigration ont ainsi plus de risques d’être victimes du fameux PSMU. « On observe une vulnérabilité particulière chez les jeunes qui ont un manque de confiance en eux qui les empêche trop souvent d’entrer activement en contact », explique Michèle Bellion. « S’y ajoute l’ennui mais aussi le stress ressenti à l’école. Alors ils cherchent à fuir dans un monde virtuel. »

Utiliser les réseaux sociaux serait donc un moyen de s’émanciper et de s’évader du réel pour les jeunes. Mais Alison Adams souligne également que les différentes plateformes, les réseaux sociaux donc, mais aussi les jeux vidéos, YouTube ou encore Netflix, sont conçues pour être addictives. À coups de notifications, de couleurs attrayantes, ces médias sont conçus pour nous faire revenir et nous faire rester toujours plus longtemps. « Cela fonctionne chez les adultes alors bien sûr que ça marche aussi chez les enfants ! ». La jeune psychologue poursuit : « Le cortex préfrontal de notre cerveau, qui est la partie qui prend les bonnes décisions et recourt à des décisions matures en termes de gestion du temps ou de résistance aux tentations n’est pas totalement développé jusqu’à nos 25 ans ! » Bien sûr, cela ne signifie pas que les adolescents ne peuvent pas être matures ou intelligents, mais ils ne sont simplement pas encore complètement capables de savoir quand « assez est assez ». Avec cette tentation digitale en permanence à portée de main, il est très difficile pour beaucoup de jeunes de se concentrer sur des devoirs ennuyeux. La pandémie et les confinements, largement passés devant les écrans, n’ont rien arrangé. Les réseaux sociaux ont alors été perçus comme un moyen de se distraire, de s’échapper du climat anxiogène ambiant mais, en réalité, ils n’ont fait qu’augmenter cette anxiété. Une étude américaine, publiée le 31 octobre dans la revue scientifique JAMA Pediatrics, montre que le temps passé devant les écrans avait plus que doublé chez les dix-quatorze ans durant la pandémie de Covid-19, passant de 3,8 à 7,7 heures par jour (travail scolaire exclu).

« TikTok et Instagram ont un pouvoir addictif très grand », note Michèle Bellion. « L’anonymat est garanti : on peut regarder sans être repéré, se laisser emporter dans le monde d’un influenceur, jeune, beau, riche et aimé par ses followers. » En tête de liste des plus gros influenceurs, Cristiano Ronaldo et ses 492 millions d’abonnés. La star du ballon rond touche pas moins d’un million de dollars pour chacun de ses posts. Il est suivi par Kylie Jenner, demie-sœur de Kim Kardashian avec 372 millions d’abonnés puis par Justin Bieber, suivi par 263 millions de personnes. À côté de ces influenceurs « de masse » existent aussi les « macro-influenceurs », qui ont au moins un million d’abonnés, les « micro-influenceurs » avec plusieurs milliers d’abonnés et, enfin, les « nano-influenceurs » ayant jusqu’à moins de mille abonnés, souvent payés en services, goodies ou codes promo. Avec ce marketing d’influence, Instagram, mais aussi TikTok, sont devenus complètement narcissiques. Devant ces photos retouchées et ces corps parfaits, les jeunes, et notamment les jeunes filles, développent des complexes. Alison Adams a ainsi travaillé avec Jane, une adolescente victime de ce phénomène. « Quand elle avait douze-treize ans, elle utilisait TikTok pour regarder des vidéos drôles, mais quand son intérêt pour les régimes a commencé, vers quatorze ans, elle a alors recherché des recettes hypocaloriques et des comptes santé. » Au début, ces vidéos l’encourageaient car elles proposaient des recettes créatives mais, bien vite, l’algorithme de l’application a commencé à lui proposer des idées dangereuses comme « Comment manger moins de 200 calories par jour » et l’a dirigée vers des personnes étiquetant certains poids ou types de corps comme « bons » ou « mauvais ». « Elle a rapidement commencé à regarder de plus en plus de vidéos pour comparer son corps et son apport calorique avec ceux d’autres utilisateurs. Il n’a pas fallu longtemps pour que ça devienne une obsession », explique Alison Adams. Elle ajoute : « Ses parents n’ont pas du tout réalisé ce qui se passait et ont supposé qu’elle regardait simplement des vidéos amusantes. » La décision de consulter un psychologue est venue d’elle-même et, avec l’aide d’un nutritionniste, elle va maintenant mieux et s’efforce de réduire son utilisation des réseaux sociaux. Le cas de Jane n’est malheureusement pas un cas isolé. « Très souvent, ces jeunes me disent qu’ils se sentent coupables, à la fois pendant leur scrolling sans fin et après, lorsqu’ils réalisent combien de temps ils ont perdu et comment cela affecte leur travail scolaire, leur sommeil et leur humeur. » La psychologue entend des histoires comme celle-ci tous les jours.

Mais alors quelles solutions apporter contre ce phénomène qui s’étend ? Faut-il changer la loi sur l’utilisation des réseaux sociaux ? C’est ce qu’ont tenté certains, il y a moins d’un mois, avec une pétition adressée à la Chambre des députés pour « l’interdiction des réseaux sociaux avant seize ans ». Cependant, celle-ci n’a atteint que trois pour cent des signatures nécessaires en deux semaines. Un chiffre peu encourageant mais qui montre le « désarroi des parents », selon la psychologue Michèle Bellion. S’il fallait pénaliser les propriétaires de ces plateformes, il est à craindre que ceux-ci trouveront toujours des failles juridiques pour continuer à proposer leurs services et gagner beaucoup d’argent. En tout cas, c’est ce qu’augurent Mark Zuckerberg et sa proposition de créer Instagram Kids - soit une version d’Instagram conçue spécifiquement pour les moins de treize ans. Des organismes existent déjà, par exemple Bee Secure ou encore le Zenter fir exzessiivt Verhalen a Ver-
halenssucht ou ZEV (Centre pour comportements excessifs et de dépendance). Mais suffisent-ils ? « Les jeunes sont assez bien instruits en ce qui concerne les dérives du cyberharcèlement. Les campagnes de prévention de Bee Secure qui passent régulièrement dans les écoles portent leurs fruits sur ce point », reconnaît Michèle Bellion. De son côté, Alison Adams admet que c’est un « excellent début » mais elle prévient : « Dire simplement ‘trop de médias sociaux, c’est mal, les enfants !’ ne restera pas dans leur tête. Ils en riront. Il doit s’agir d’un dialogue ouvert avec des raisons claires expliquant le pourquoi de cette conversation, et non d’un simple cours magistral. » Selon elle, si le ZEV facilite les discussions thérapeutiques entre les jeunes et leurs familles, « les interventions les plus efficaces ont lieu à la maison ». Il s’agit d’un phénomène qui se développe à grande vitesse et il est normal que les parents soient dépassés par toutes les possibilités qu’offrent les plateformes aujourd’hui. « Elles ne ressemblent plus à MySpace ou à Facebook », souligne Adams, qui plaide pour leur responsabilisation : « Les parents doivent savoir exactement ce qui se passe, quelles applications leur enfant utilise, et combien de temps il passe sur son téléphone ! » Les deux psychologues sont unanimes sur ce point : les parents sont les premiers responsables. Ce sont eux qui paient le téléphone de leur enfant et l’abonnement internet, c’est donc à eux d’établir des règles concernant leur utilisation. Michèle Bellion va jusqu’à affirmer que « la prévention commence dès la naissance de l’enfant ! » « Un enfant se développe différemment selon que ses parents communiquent, jouent avec lui ou s’ils restent eux-mêmes les yeux fixés sur leur portable. Les parents servent de modèle, ils l’oublient trop souvent. » Des études ont montré que dans les familles qui prennent leur repas ensemble au moins une fois par jour, on note moins de problèmes psychologiques chez les enfants. « Un jeune de quinze ans n’est pas encore adulte : il faut l’écouter, le prendre au sérieux mais aussi le soulager en prenant certaines décisions pour lui et en mettant en place quelques limites. » Il faut aussi que les parents veillent à ce que les semaines de leur enfant/adolescent comprennent des activités physiques, du temps pour étudier, du temps en famille et entre amis, un bon sommeil, des heures de repas régulières et des activités vraiment relaxantes comme la lecture, le dessin ou la musique, prescrivent les thérapeutes.

Enfin, les deux psychologues ne jettent pas la pierre aux réseaux sociaux. Alison Adams reconnaît que, outre leur aspect addictif, ils peuvent aussi être utilisés pour en apprendre davantage sur un sujet ou rester en contact avec des amis éloignés. Michèle Bellion est, elle, consciente qu’un jeune privé totalement de réseaux sociaux « sera rapidement mis à l’écart et souffrira du même isolement qu’un jeune qui en est dépendant ». Elles plaident ainsi pour une « utilisation raisonnable ». À consommer avec modération donc.

Yolène Le Bras
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