Journaux francophones

Foire d'empoigne

d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2001

Les hostilités entre le groupe Saint-Paul et Editpress sont ouvertes depuis que le voile a été levé sur les intentions du groupe eschois  de reprendre en main, de concert avec l'éditeur messin, l'édition luxembourgeoise du Républicain Lorrain. En fait, il s'agit d'un nouveau produit qui naîtra des cendres du Répu, qui va fêter ses quarante ans de présence au Grand-Duché avec un constat de décès. 

Le nouveau quotidien francophone, qui s'appellera d'ailleurs Le Quotidien ne ressemblera en rien  à l'organe dont il va prendre la relève. Son format  (format dit berlinois) a été adopté pour rendre possible son impression sur les rotatives d'Editpress à Esch-sur-Alzette. Ce qui, soit dit en passant, est une des conditions pour bénéficier de l'aide à la presse. Cette faveur avait été refusée à l'édition locale du Républicain Lorrain, notamment parce qu'elle était imprimée à Metz.

Le look du Quotidien sera changé du tout au tout, ce qui ne fera guère regretter l'image un peu vieillotte et tristounette du Répu, sur le déclin depuis quelques années déjà. Le Répu a connu son heure de gloire dans les années 1970 sous le gouvernement de centre-gauche présidé par Gaston Thorn, grâce à l'engagement de Camille Montaigu, le responsable de l'époque. Montaigu, remercié sans autre  façon il y a quelques années, a contribué à changer profondément les manières journalistiques en vigueur dans le pays jusqu'au début des années 1970, en obligeant les titres locaux à faire preuve d'imagination et à prendre du recul par rapport à l'information officielle.

Les  deux groupes actionnaires (Editpress et le Républicain Lorrain) du Quotidien se sont formellement engagés à garantir l'indépendance politique, syndicale et religieuse de sa ligne éditoriale, comme l'indique un communiqué d'Editpress. On aurait tort de n'y voir qu'une affirmation gratuite qui ne résistera pas à la première crise entre l'équipe rédactionnelle et les propriétaires. On peut s'imaginer que c'était là une condition sine qua non posée par les esprits indépendants qui forment la nouvelle équipe rédactionnelle et qui sont d'ailleurs issus de la pépinière journalistique du Land. Victor Weitzel, rédacteur en chef, Marc Gerges, rédacteur en chef adjoint et Jean-Lou Siweck, responsable de la rubrique économique ont montré tout au long des années dans nos colonnes qu'ils avaient horreur  du Verlautbarungsjournalismus et qu'ils souscrivaient à une conception exigeante de l'éthique professionnelle. On peut donc supposer que ces qualités qui caractérisent ses principaux collaborateurs,  vont être un signe de marque du Quotidien, tout comme une certaine exigence de qualité dans l'analyse et l'écriture.

Ceux qui mettent en doute ces qualités font valoir que les autres titres contrôlés par Editpress (Tageblatt, Le Jeudi, Revue) ne se distinguent pas exactement par une recherche de qualité à toute épreuve. Mais on jugera sur pièces et il n'est jamais trop tard pour s'amender et s'améliorer. Les observateurs s'interrogent aussi sur l'avenir de l'hebdomadaire Le Jeudi suite au lancement du Quotidien. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Le Jeudi n'a pas vraiment tenu ses promesses. En plus, il s'agirait d'un échec commercial comme ne manquent pas de le souligner les concurrents du groupe Saint-Paul. Son directeur général, Paul Zimmer, prend un malin plaisir à révéler des chiffres qui sont loin d'être flatteurs. Ainsi, à en croire Paul Zimmer, la vente payante du Jeudi resterait inférieure à quatre mille exemplaires, ce qui , si c'est vrai, est en dessous des chiffres de  vente du Land. Mais l'essentiel n'est pas là. Les responsables et les propriétaires du Quotidien auraient tout intérêt à concentrer leurs efforts sur leur nouveau bébé, car l'affaire  est loin d'être gagnée. 

Pour optimiser le chances de succès de la nouvelle publication, il y a donc lieu de ne pas disperser ses ressources, ceci d'autant plus que la riposte du côté  de Gasperich ne s'est pas fait attendre. Une semaine après l'annonce officielle de la naissance du Quotidien, les Éditions Saint-Paul  ont annoncé, moyennant un encart publicitaire d'une page entière dans le Wort, que le supplément français du Wort, La Voix du Luxembourg, paraîtra prochainement en tant que quotidien à part. Ce projet est  ancien, mais jusqu'à présent les responsables ont hésité à sauter le pas, étant donné les perspectives incertaines d'une telle entreprise. Mais visiblement, l'initiative d'Editpress et du Républicain Lorrain les a pris de court. Dans un premier temps, ils ont essayé de dénigrer le projet concurrent en exprimant notamment des doutes quant à son indépendance proclamée haut et fort.

Le Wort  a cependant un intérêt réel à envisager une édition séparée de son supplément français, en dehors de la tentative de contrecarrer l'initiative eschoise. Le  Wort croule littéralement sous le volume de la publicité, ce qui rend sa lecture de plus en plus difficile. Dans les milieux publicitaires on parle d'ailleurs à son propos d'un « cimetière d'annonces ». Nombreux sont en effet  les publicitaires à s'interroger sur l'intérêt qu'il y  a d'insérer des annonces dans les colonnes du Wort, messages qui, en raison du trop plein, risquent fort de passer inaperçus. Le groupe Saint-Paul aurait donc tout intérêt à multiplier les plates-formes susceptibles de recueillir la manne publicitaire, ce qui a été aussi la raison pour laquelle il s'est lancé dans la radio sans vraiment convaincre à ce jour.

Le marché publicitaire luxembourgeois sera particulièrement convoité dans un proche avenir. Il n'y a pas seulement l'apparition de deux nouveaux titres de la presse quotidienne. Il y a aussi l'apparition de nouvelles télés et l'extension des programmes de RTL Tele Lëtzebuerg sur 18 heures quotidiennes. Rien que cette dernière initiative devrait permettre d'engranger quelque six millions d'euros de recettes publicitaires supplémentaires selon les estimations d'Alain Berwick,  directeur de RTL. Avec le décollage de la publicité télévisée, à supposer que le gouvernement va lever les restrictions qui la touchent encore pour l'instant, la presse écrite risque fort de faire les frais  de l'opération. Le gâteau publicitaire tous media confondus, qui pèse environ 3,5 milliards de francs, n'est pas indéfiniment extensible. On va donc assister à une redistribution entre les différents  media et les différents supports. Il faut s'attendre à ce que la part qui revient à la presse écrite va aller en se rétrécissant. Pour le moment, la presse empoche plus de 70 pour cent de la manne publicitaire, tandis que la télévision doit se contenter d'à peine dix pour cent et les radios presque 14 pour  cent. On va donc assister à une redistribution des cartes, ce qui incite les patrons de presse à prendre les devants en multipliant les supports.

Cette stratégie n'est peut-être pas la bonne, car le pays souffre déjà d'un trop plein de titres de presse avec un lectorat qui stagne s'il n'est pas carrément en recul. Il y a aussi l'appétence pour l'aide à la presse. Il est bien  connu que celle-ci, qui dépasse 160 millions de francs cette année, sans parler de l'aide indirecte, estimée à plus de 300 millions de  francs, crée des vocations. Il paraît évident qu'une des considérations, qui ont présidé à la naissance du Quotidien, a précisément trait à l'aide à la presse. Mais le nouvel organe doit d'abord faire la preuve qu'il est capable de voler de ses propres ailes pendant au moins une année avant de pouvoir rejoindre le cercle des heureux bénéficiaires des subsides publics. 

La  vive polémique entre le directeur général de Saint-Paul, Paul Zimmer, et le patron d'Editpress, Alvin Sold, qui était un des feuilletons de l'été, a donné un avant-goût des joutes qui s'annoncent entre les deux principaux groupes de presse du pays. Dans des prises de position interminables, les deux patrons de presse s'accusaient mutuellement de bénéficier d'un traitement de faveur  et d'être sur-subventionné indûment. Le fait est que deuis le déplafonnement de l'aide à la presse à partir de 1999, on a assisté à toutes sortes de dérives du système qui l'éloignent des intentions qui présidaient à son introduction en 1976. Peut-être que le moment est venu de repenser tout le système et de revenir aux motivations initiales qui entendaient encourager l'effort rédactionnel et  qui n'envisageaient à aucun moment de subventionner des programmes de télévision, des cours en bourse ou des annonces nécrologiques, livrés clé en main aux organes de presse.

Suite à la riposte du Wort, les responsables du Quotidien envisagent d'accélérer la sortie du nouveau journal, initialement prévue pour le début de l'an prochain, sachant fort  bien que leurs concurrents de Gasperich ne seraient pas prêts de sitôt.  C'est donc à une véritable course de vitesse qu'on va assister dans les jours qui viennent. Il faut seulement espérer que ces réactions quelque peu infantiles de part et d'autre ne vont pas aller au détriment de la qualité du ou des nouveaux produits.

 

 

 

 

 

 

 

Mario Hirsch
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