Quatre livres pour comprendre un marché immobilier en surchauffe – Notes de lecture

Le pouvoir des propriétaires

d'Lëtzebuerger Land vom 05.03.2021

Italo Calvino, La spéculation immobilière, 1957

« La spéculation immobilière » est le roman auquel on aurait pu s’attendre de la part d’un écrivain luxembourgeois, et le fait que le sujet soit resté largement inexploité illustre la modestie de ce qu’on appelle « Luxemburgensia ». Le court roman a été rédigé en 1956-57 par l’auteur italien Italo Calvino. (Gallimard a sorti une traduction en livre de poche ; 179 pages.) On y suit les déboires de Quinto, un intellectuel de gauche, issu d’une vieille famille de propriétaires d’oliveraies, qui décide de revenir dans son village natal pour s’y lancer dans une promotion immobilière. Le récit se passe dans un petit bourg de la côte ligurienne aux prises avec un boom de la construction, provoqué par le début du tourisme de masse et par la moyenne bourgeoisie de Milan et de Turin qui veut son petit appartement sur la Riviera italienne. Contrairement aux Luxembourgeois, Quinto est contraint par la fiscalité de développer une parcelle du terrain familial. Il doit payer l’impôt de succession sur l’héritage paternel, « un impôt qui paraît raisonnable, tant qu’il est considéré de l’extérieur mais qui, lorsqu’on le sent tomber sur soi, a la propriété d’apparaître inadmissible ».

Chez l’homme de gauche et ancien partisan, la fiscalité fait naître « la rancune ancestrale contre le fisc des agriculteurs de Ligurie, parcimonieux et hostiles à l’État ». Rancune à laquelle vient s’ajouter « l’obsession, impossible à chasser, des honnêtes gens qui pensent être les seuls ruinés par les impôts ‘alors que les gros bonnets, on le sait, parviennent toujours à se défiler’ ». Surtout, s’éveille en Quinto la crainte d’être « un mauvais propriétaire, qui ne sait faire fructifier ses biens et qui, à une époque de mouvements continus de capitaux, de trafics d’influence et de circulation de traites, reste à tourner les pouces en laissant se dévaluer ses terrains ». Bref, le communiste Quinto découvre son « devoir bourgeois » et le « frisson du risque ». Il prend la posture de la personne « pratique et brusque, qui ne se fie qu’au concret ».

Quinto fait donc « comme les autres », et lance un projet immobilier. Il s’agit d’édifier une maison aussi haute que le permet le règlement des bâtisses et contenant un nombre maximal de mini-appartements. Il s’allie avec Casiotti, un entrepreneur improvisé, rusé et brutal, contre lequel ses amis le mettent en garde. C’est un « homme nouveau », arrivé « de la montagne avec des pantalons rapiécés », montant « des chantiers partout, maniant des millions, faisant la pluie et le beau temps à la mairie, au Bureau technique. » Quinto pense pouvoir se prémunir en mobilisant son réseau d’anciens camarades de classe, des fils de bourgeois comme lui, qui sont devenus avocats, notaires ou architectes. Ceux-ci lui promettent « un contrat exprès pour Casiotti », un contrat « aussi enchevêtré qu’un buisson », un contrat dont l’entrepreneur ne pourra s’écarter d’un millimètre. Mais c’est sous-estimer Casiotti…

Samuel Stein, Capital City, 2019

Dans Capital City (Verso Books, 202 pages), l’urbaniste américain Samuel Stein évoque « the rise of the real estate state », qu’il définit comme « a political formation in which real estate capital has inordinate influence over the shape of our cities, the parameters of our politics and the lives we lead. » La ville s’en trouverait réduite en stratégie d’investissement et les urbanistes dégradés en wealth managers. « Private development for private accumulation », c’est ainsi que Stein résume l’urbanisme à l’ère néolibérale. (La firme de private equity BlackRock est aujourd’hui le plus grand propriétaire immobilier au monde.) Stein rappelle que le « real estate state is most firmly grafted onto municipal governments, because this is where much of the capitalist’s state’s physical planning is done. » Par leur appareil administratif, les communes luxembourgeoises apparaissent comme particulièrement débordées par ces intérêts puissants.

Cette nouvelle hégémonie du capital immobilier serait le corollaire de l’affaiblissement de l’industrie manufacturière, son contrepoids historique. La bourgeoisie industrielle avait un intérêt à ce que ses ouvriers trouvent des logements abordables. Sur le marché immobilier, elle était un allié objectif de la classe ouvrière. « The presence of industry means there is a capitalist – not only a labor – demand for government-sponsored affordable housing and rent control » Or, l’industrie a abandonné les villes européennes et américaines. Sur le territoire de la Ville de Luxembourg, ce qui restait de l’industrie (Paul Wurth, Villeroy & Boch, Heintz van Landewyck) a délocalisé ses sites de production et s’est reconverti dans… la promotion immobilière. Alors que chaque hausse du salaire social minimum est immédiatement absorbée (ou expropriée) par les propriétaires immobiliers (lire page 23), le silence des fédérations patronales sur la question peut étonner. Elles restent sous la coupe d’une minorité de chefs d’entreprise autochtones, dont le capital d’ancrage est proportionnel à ses intérêts dans l’immobilier, ce capital jadis décrié comme « improductif ».

Certains promoteurs investissent beaucoup pour redorer leur image à coups de publireportages et de « consultation citoyenne ». Pharos, le fonds d’investissement spécialisé d’Eric Lux, a ainsi doublé ses « public relations expenses », qui sont passés de 305 000 euros à 614 000 euros, notamment pour vendre à l’opinion publique son méga-projet « Rout Lëns ». Lux a mis en ligne un site internet sur lequel les citoyens pouvaient donner leur avis et a organisé des ateliers de consultation. Samuel Stein reste, lui, sceptique face à de telles messes de la transparence : « Planners must proceed with enough openness and transparency to maintain public legitimacy, while ensuring that capital retains ultimate control over the processes’ parameters. The people must have their say, but their options must be limited. »

New Economics Foundation, Rethinking the economics of land and housing, 2017

Édité par un think tank de gauche basé à Londres, l’ouvrage collectif (253 pages) démonte les fondamentaux de la « propriété foncière », du « marché immobilier » et de la « politique du logement ». Les auteurs prennent une perspective historique : « Much of the diverse evolution of different national economies can be attributed to their differing histories of landownership and its interaction with political power ». Quelques pages plus loin, les auteurs notent : « Because landed wealth is immobile, rooted in one place, and inherently embedded in the socioeconomic structure, it is particularly vulnerable to expropriation; therefore, landowners tend to seek political power to protect their property ».

Ce pouvoir s’exerce avec d’autant plus de force au niveau communal, là où se prennent les décisions concrètes touchant au développement urbain. Évoquant les dynamiques Nimby (« not-in-my-backyard), les auteurs notent qu’elles sont congénitales à la nature de la propriété foncière : « Homeowners who oppose a development are by definition highly concentrated in a single place, and hence able to exert localized democratic power. Those excluded from ownership – or even from housing at all – and who might stand to benefit from the provision of new homes, have little or no effective representation in the democratic process ».

Selon les auteurs, le retrait progressif de l’État britannique des logements sociaux aurait redessiné la carte électorale : « The last thirty years have witnessed an expansion in the number of voters who have a vested interest in the buoyancy of the housing market, and a marked decline in the constituency of voters with an interest in social housing ». Cette nouvelle économie politique ressemble fortement à celle que le Luxembourg connaît depuis des décennies. Dorénavant, les « rentiers », donc une classe sociale dont les revenus proviennent de la possession d’une ressource rare ou exclusive, ne sont plus aujourd’hui une petite minorité : « Today the beneficiaries of the rentier economy are not a handful of landed aristocrats, but a huge number of ordinary homeowners, including a smaller but growing subset who have used the wealth in their homes to acquire multiple properties to let out to those excluded from ownership. Nonetheless, their role in the economy is directly analogous to the landowners of the eighteenth and nineteenth centuries. »

Les économistes de la New Economics Foundation pensent avoir identifié le début d’un inversement du cycle historique : « Up to a point, the rise of individual private property ownership can democratize economic power and enable economic development […] But beyond a certain point, the entrenched power that landownership brings, starts to work in the opposite direction, enabling landowners to monopolize the surplus generated from growth, and increasing inequality. Eventually, these processes stifle economic growth and undermine the political legitimacy of the private property system itself. »

Florian Hertweck (édit.), Architektur auf gemeinsamem Boden, 2019

Le professeur d’architecture à l’Uni.lu, Florian Hertweck, a rassemblé les contributions d’une trentaine de ses amis architectes, artistes, activistes, feuilletonistes et chercheurs. C’est donc surtout l’angle comparatif qui rend la lecture intéressante. On apprend ainsi qu’à Amsterdam,
85 pour cent du foncier sont en possession communale, avec 120 000 baux emphytéotiques en cours. (C’est qu’aux yeux des Néerlandais, le foncier résulte d’un effort collectif pour maintenir les Pays-Bas au sec.) On apprend également qu’à Munich, les promoteurs doivent dédier au moins trente pour cent de leurs projets au locatif subventionné. Christiane Thalgott, ancienne Stadtbaurätin, s’en réjouit : « Aux yeux du promoteur qui construit pour des millionnaires, le voisinage immédiat avec des gens habitant des logements subventionnés provoque une baisse de valeur ».

Pour les auteurs de Architektur auf gemeinsamem Boden, le foncier n’est pas une propriété comme une autre. Car ce n’est pas le propriétaire qui en crée la valeur ex nihilo, mais le collectif. Cette conception fut jadis exprimée par Lee Kuan Yew, le fondateur et « despote éclairé » de la cité-État de Singapour : « Je ne voyais pas de raisons pourquoi des propriétaires fonciers privés profiteraient d’une hausse de la valeur créée par le développement économique et des infrastructures financées par des moyens publics ». Au bout de plusieurs décennies d’expropriations, quasiment cent pour cent du foncier à Singapour appartient désormais à l’État, une politique qui a jeté les bases de la croissance fulgurante de cette juridiction offshore. Or, élaboré dans une « démocratie en partie autoritaire et illibérale » (qui reste pourtant une référence au Luxembourg), un tel « Steuerungsmodell » ne pourrait être transposé en Europe, lit-on dans l’ouvrage collectif dirigé par Hertweck.

Les propriétaires fonciers restent les grands absents de cet ouvrage. Ils ne s’expriment pas, leur idéologie n’est pas élucidée. Mais une interview publiée à la fin du livre fournit quelques éléments. L’architecte-urbaniste luxembourgeoise Christine Muller évoque le foncier comme une affaire de famille « émotionnellement chargée » : « Tant qu’il n’y a pas de liquidités dans les familles, il n’y a pas de disputes. Je conseille de nombreux petits propriétaires fonciers et je les accompagne chez des gestionnaires de fortune ou à la banque. C’est alors que je me rends compte que la principale raison de ne pas vendre les terrains provient – à côté de la dévalorisation de l’argent – de la peur de disputes familiales. Car alors le fils voudra par exemple une Porsche, et c’est là que les bisbilles commencent. »

Bernard Thomas
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