27 ans, c’est court, mais ça peut être intense. C’est le cas de la courte vie de Jimi Hendrix. 27 années que Jean-Michel Dupont et Mezzo racontent dans le très sombre, musical et érudit Kiss the Sky

Jimi Hendrix avant l’Experience

d'Lëtzebuerger Land du 18.11.2022

Le duo Dupont-Mezzo poursuit son évocation des membres du tristement célèbre « Club des 27 ». Après avoir raconté la vie du bluesman Robert Johnson dans Love in Vain, les deux acolytes reprennent la route et les instruments pour accompagner, cette fois, celui que beaucoup considèrent comme le meilleur guitariste de tous les temps, Jimi Hendrix. Johnson et Hendrix ont en commun la musique, la guitare, le fait d’être noirs, de figurer dans les classements des cent plus grands guitaristes de tous les temps selon le magazine Rolling Stone et d’être morts à l’âge de 27 ans. On peut ajouter désormais que leurs deux courts parcours de vie ont été racontés par Jean-Michel Dupont et mis en images par Mezzo.

Pour Love in Vain, sortie en 2014, le duo avait fait le choix d’un format à l’italienne. Pour ce Kiss the Sky, le format reste hors du commun, mais est cette fois carré, tel la pochette d’un bon vinyle. Un peu petite, en revanche, pour un 33 tours mais épaisse, faite sur papier texturé et sombre ; une pochette aussi agréable au toucher qu’annonciatrice d’un récit on ne peut plus noir.

Sur les 78 planches de ce premier tome, les auteurs racontent en effet la jeunesse de Jimi Hendrix. De la rencontre de ses parents, Lucille et Al en dansant le jitterbug en novembre 1941, au départ du guitariste pour Londres, le 23 septembre 1966 sous les conseils de son tout nouveau manager, Chas Chandler. Enfin, la jeunesse… Ces 24 premières années représentent près de neuf dixièmes de sa vie, disons que Dupont et Mezzo racontent là, la vie d’Hendrix avant qu’il devienne célèbre avec son Jimi Hendrix Experience.

Né Johnny Allen Hendrix, prénoms choisis par sa mère pendant que son père était à l’armée et que ce dernier n’avait pas droit à une permission de naissance – elles étaient réservées aux soldats blancs ! –, le jeune garçon connaît une jeunesse que Charles Dickens aurait pu imaginer pour un de ses personnages. Fils d’un père boxeur raté qui tentera une quantité de boulots sans jamais trouver un métier et d’une mère alcoolique et volage qui quittera à plusieurs reprises sa progéniture, Jimi Hendrix, qui aurait eu 80 ans cette année. Il a connu la pauvreté, l’abandon, les déménagements par dizaines, les familles d’accueil, les soirées sans dormir à cause des fiesta organisées par ses parents ou de leurs parties de jambes en l’air ou encore les soirées à dormir avec son petit frère par terre sous un billard d’un bar un peu louche. Et comme si ce n’était pas suffisant, le petit n’a connu son père – qui se révèlera ensuite violent – qu’à l’âge de trois ans, a tenu le coup ses premières années en fils unique grâce à un ami imaginaire avant d’avoir deux frères et une sœur qui finirons par grandir tous loin de lui dans des familles d’accueil. Ajoutons que sa mère le faisait boire pour l’endormir et que, en tant que gaucher, son père le frappait à chaque fois qu’il utilisait sa main gauche – « la main du diable ! » disait-il.

Un passif qui fait dire aux auteurs dans la première page de ce Kiss the sky, « Si le nombril des femmes était une lucarne…/ d’où leur enfant, avant de naître, pouvait voir ce que leur réserve la vie…/ certains choisiraient sûrement de passer tour. / Et si le monde des esprits existe…/ ils retourneraient sans doute s’y reposer quelque temps…/ avant de tenter leur chance à nouveau ». Supposant que Jimi aurait peut-être choisi d’être de ceux qui passeraient leur tour.

Mais Hendrix a su utiliser tout ce malheur pour composer quelques performances musicales de haut niveau et offrir au monde quelques riffs de guitare passés à la postérité, et Dupont et Mezzo ont su prendre ce matériau brut et brutal, que sont ces 24 premières années du musicien, pour en faire un album de toute beauté. Un album entre le récit historique, le roman graphique et la bande dessinée d’art et essai.

Le récit, extrêmement sombre, bien documenté et empli d’ancrages historiques, est en même temps plein de poésie, de musique et de tendresse. Le style graphique, avec ce noir et blanc ultra-contrasté, donne à l’ensemble un lyrisme digne ce cette vie faite de quelques cimes très hautes et de beaucoup de bas très profonds. Sans rien oublier du génie d’Hendrix, les auteurs n’omettent rien non plus de sa nonchalance, son égoïsme, ses caprices, ses excès, sa violence… qui l’ont accompagné tout au long de ces 24 années.

Une vie pendant laquelle l’auteur de Hey Joe, Foxey Lady, Voodoo Child ou encore de Little Wing croisera la route et partagera la scène avec quelques autres légendes du blues et du rock tels que Little Richard, Ike & Tina Turner, BB King, Curtis Mayfield, Sam Cooke, Wilson Pickett, Bob Dylan ou encore les Rolling Stones. Et, nous lecteurs, les croiserons avec lui, à ses côtés, telle une petite souris discrète mais bien présente à tous les moments forts de sa vie. L’album se conclut d’ailleurs par une « bande son » digne d’une fabuleuse playlist de trois pages où l’on retrouve les précités mais aussi Muddy Waters, Elvis Presley, Fats Domino, Ben E. King, Ray Charles, The Beatles, Jayne Mansfield… De quoi poursuivre musicalement cette belle expérience narrative.

Kiss the Sky propose un portrait froid et précis d’une époque et de la black culture, mais aussi extrêmement chaleureux sur Jimi Hendrix en tant qu’humain, sur sa musique, sur ses prestations scéniques. Huit ans sont passés entre les sorties de Love in Pain et ce premier tome de Kiss the sky. Espérons que l’attente sera plus courte avant qu’on puisse découvrir la suite.

Kiss the sky de Jean-Michel Dupont et Mezzo. Glénat

Pablo Chimienti
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