Le rapport Schuman sur l’état de l’Union sonne l’alarme

L’Europe au bord du « suicide démographique »

d'Lëtzebuerger Land du 21.04.2017

Créée en 1991, la Fondation Robert Schuman est le principal centre de recherches français sur l’Europe. Chaque année, elle publie conjointement avec le Wilfried Martens Centre for European Studies, établi à Bruxelles, le « Rapport Schuman sur l’Europe - l’état de l’Union » qui fait autorité sur les questions européennes mais ne suscite pas habituellement de critiques ni d’exégèses particulières.

Ce n’est pas le cas de l’édition 2017, qui vient de paraître : ce document de 316 pages auquel ont contribué 23 experts de tous horizons contient en effet un article de dix pages qui a déjà été abondamment commenté. Intitulé « Europe 2050 : suicide démographique et croissance molle » il est dû à deux économistes français, Michel Godet, qui a été pendant plus de trente ans le titulaire de la chaire de prospective stratégique au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et Jean-Michel Boussemart, délégué général de Coe-Rexecode, un institut de recherche et de prévision macro-économiques très respecté.

Les auteurs font tout d’abord le constat de la profonde crise démographique qui affectera plusieurs grands pays d’ici à 2050 (lire encadré). La Chine perdrait 28 millions d’habitants, le Japon vingt et la Russie quinze. Dans ces trois pays, « la saignée sera particulièrement forte pour la tranche d’âge des 20-64 ans : -22 millions pour la Russie, -20 millions pour le Japon et -195 millions pour la Chine ». En valeur relative, ce sont surtout les évolutions de la Russie et du Japon qui sont préoccupantes (déclin compris entre dix et seize pour cent).

En revanche, l’Inde gagnerait 334 millions d’habitants entre 2015 et 2050, et à ce moment dépasserait largement la Chine (1,7 milliard contre 1,348 milliard) qu’elle talonne actuellement. Autres grands gagnants : l’Amérique latine qui progresserait de 150 millions et surtout l’Afrique avec près de 1,3 milliard d’êtres humains supplémentaires. Même l’Amérique du nord connaîtrait une croissance de 75 millions. A nouveau les progressions relatives frappent davantage, avec notamment le doublement de la population africaine.

L’Europe, et plus particulièrement l’UE, se trouverait dans une position intermédiaire avec une quasi-stagnation de sa population totale, qui passerait de 505 à 500 millions d’habitants. Mais ce chiffre, d’allure plutôt favorable, n’a rien de rassurant. Pour la première fois en 2016 la population de l’Europe a commencé à diminuer. Reprenant une image lugubre remontant aux années trente, les auteurs déplorent qu’on y aura « fabriqué plus de cercueils que de berceaux », une situation qui affecte de longue date certains grands pays du continent comme l’Allemagne (depuis 1971) et l’Italie (depuis 1991), rejoints par l’Espagne en 2016. D’ici 2050, ces pays perdront à eux trois onze millions d’habitants, soit quelque six pour cent de leur population actuelle.

D’autre part, si l’on s’intéresse à la tranche des 20-64 ans, la baisse attendue est encore plus sévère : l’UE pourrait perdre 49 millions de personnes en âge de travailler, dont onze millions pour la seule Allemagne, et sept à huit millions pour l’Espagne tout comme pour l’Italie. Il est commun de considérer l’immigration comme un moyen possible de « compenser ces pertes d’actifs ». Sauf que le choc migratoire risque d’être d’une autre ampleur que celui qui a récemment «fragilisé et ébranlé » l’UE. Ainsi, si seulement cinq pour cent du surcroît à venir de la population africaine d’ici à 2050 venait s’installer en Europe, cela représenterait un mouvement de 65 millions de personnes soit environ deux millions par an, le double de ce qui a été accueilli en 2015, dans des circonstances alors jugées exceptionnelles.

Mais MM. Boussemart et Godet s’inquiètent surtout des effets délétères de l’évolution démographique de l’Europe sur sa croissance. Ils ont remarqué qu’au cours des années 80 et 90, la croissance du PIB des États-Unis a été supérieure d’un point à celle de l’Europe. Pendant la même période, les États-Unis ont aussi connu une situation démographique plus favorable, avec un taux de fécondité de 2,1 enfants par femme contre 1,8 en Europe. Selon les chercheurs, plus de la moitié de l’écart de croissance peut être expliqué par cet avantage démographique, qui persiste aujourd’hui même si la fécondité américaine est tombée à 1,84 quand l’Europe est à 1,58.

Leur thèse a pu être validée en s’intéressant à d’autres régions du monde. Un calcul effectué sur 18 pays européens membres et non-membres de l’UE (dont le Luxembourg, la Belgique, l’Allemagne et la France) auxquels ont été ajoutés les États-Unis, le Canada, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, montre une relation nette, de nature causale selon les auteurs, entre la croissance démographique et l’élévation du niveau de vie entre 1993 et 2015. L’histoire économique de l’Europe est d’ailleurs révélatrice. De ce côté de l’Atlantique, « les gains de productivité des années 50 et 60 ont été en moyenne deux fois plus élevés que dans les années 80 et 90, marquées pourtant par les révolutions techniques ». Or, comme chacun sait, les années 50 ont connu un « baby-boom » qui s’est prolongé jusqu’au milieu des années 60, alors que les trois décennies suivantes sont celles du déclin démographique.

L’augmentation de la productivité s’est nettement ralentie depuis : la croissance du PIB par actif occupé « est passée de 1,7 pour cent dans les années 90 à un pour cent par an entre 2000 et 2007 pour s’effondrer à 0,3 pour cent depuis 2008 ». Dans le même temps aux États-Unis, elle était de deux pour cent dans les années 90, de 1,5 pour cent jusqu’en 2007 et un pour cent depuis la crise. Le différentiel annuel s’accroît. Pour les auteurs la disparité de l’évolution de la productivité ne peut pas résulter d’un « gap technologique » compte tenu de la diffusion mondiale des nouvelles techniques, mais du « fossé démographique qui se creuse plus que jamais ».

Si rien n’est fait, la situation a peu de chances de s’arranger car « avec un indicateur de fécondité proche de 1,5, l’Europe aura demain des générations de jeunes actifs un tiers moins nombreuses que celles actuelles », ce qui est la promesse d’une « croissance molle » par manque de bras et de consommateurs. Mais elle n’a rien d’irréversible non plus, si des mesures sont prises dès à présent pour redresser la fécondité. Plusieurs pays comme la Suède ont mené des politiques familiales et sociales très réussies et il serait possible de s’en inspirer (ce pays a désormais le troisième taux de fécondité en Europe avec 1,88 enfants par femme contre 1,5 au Luxembourg, seizième). Encore faudrait-il que les gouvernements se saisissent du problème.

Or, les auteurs déplorent le « silence assourdissant face au suicide démographique de l’Europe », malgré l’abondance des statistiques disponibles. Selon eux, « personne n’en parle, surtout à Bruxelles, où l’on préfère produire des rapports sur les révolutions technologiques, le développement durable ou la transition énergétique ».

En réalité dans tous les pays développés, frappés par la baisse de la fécondité (le renouvellement des générations n’est plus assuré dans 27 pays de l’UE ni aux États-Unis, au Japon, au Brésil et en Chine) le problème démographique est surtout traité à travers la question du vieillissement et les problèmes qui en découlent pour l’équilibre des systèmes de retraites, les dépenses de santé et la prise en charge de la dépendance. L’UE est très touchée avec 19 pour cent de sa population ayant plus de 65 ans, contre treize pour cent aux États-Unis, dix pour cent en Chine et cinq pour cent en Inde. L’Italie et l’Allemagne approchent les 22 pour cent et c’est encore pire au Japon, selon un rapport publié début avril : on y lit qu’en 2065, les plus de 65 ans représenteront 38,4 pour cent de la population totale, contre 26,6 pour cent en 2015 et qu’il n’y aura plus dans l’archipel que 1,2 actif âgé de vingt à 64 ans (contre 2,1 aujourd’hui) pour financer un habitant de plus de 65 ans !

Une autre raison explique sans doute le manque d’intérêt pour le lien entre le déclin démographique et la baisse de la croissance : c’est la question de l’emploi. Au Japon, avec un taux de chômage d’à peine 2,8 pour cent « on manque de chômeurs » ! En Europe, on se trouve selon Boussemart et Godet dans une situation émolliente où la baisse de la natalité est vue comme un moyen de diminuer les flux d’entrée sur le marché du travail et de réduire le chômage. C’est « l’équivalent pour une entreprise d’une diminution de l’investissement : cela permet de bénéficier dans un premier temps d’une trésorerie plus confortable, au prix de graves problèmes ultérieurs »

Evolution de la population de plusieurs pays et régions du monde de 2015 à 2050 (en millions d’habitants)20152050Variation en millionsVariation en %

  2015 2050 en millons en %

Chine

1 376

1 348

-28

-20%

Inde

1 371

1 705

334

+244%

Russie

144

129

-15

-104%

Japon

127

107

-20

-157%

Afrique

1 186

2 478

1292

+1089%

dont Afr. du Nord

224

354

130

+580%

Am. Latine

634

784

150

+237%

Am. du Nord

358

433

75

+209%

UE

505

500

-5

-10%

Allemagne

81

75

-6

-74%

France

65

72

7

+108%

Royaume-Uni

65

76

11

+169%

Espagne

46

445

-15

-33%

Italie

60

565

-35

-58%

Source : ONU

Georges Canto
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