Artaban is back

d'Lëtzebuerger Land vom 22.09.2023

Alors qu’il y quinze ans, leur premier disque Landscapes faisait crisser les stylos de superlatifs en comparaisons flatteuses avec les iconiques Röyksopp, Artaban revient d’une absence de dix ans en signant un troisième album dans leur discographie électro-aventureuse. Après Flow, sorti en 2013, le duo de frangins Charles et Max Nilles a pris une décennie pour parfaire le cinématographique Rec. Play. Rewind., un disque signé cette fois chez Muaaah! Records, le nouveau et ambitieux mini-label luxembourgeois, fondé en trio, par Marc Hauser, programmateur aux Rotondes ; Yann Gelezuinas, régisseur technique aux Rotondes et Nicolas Przeor également programmateur aux Rotondes, et surtout guitariste du groupe math-rock Mutiny on the Bounty. Un pur produit made in Luxembourg, donc.

Même si dix années ont passé, on entend toujours l’Artaban d’antan. Ce retour, marque l’idée d’un renouveau qui n’abime pas son héritage. Rec. Play. Rewind. est un très bon troisième album, parce qu’il invite à croiser musicalité et narration cinématographique, dans un tout qui laisse l’écoutant se faire son film, guidé par les ambiances rythmiques composées par le duo.

Rec. Play. Rewind. n’a pas été construit en un jour. Le duo fraternel commence à bosser sa copie en 2017-2018. De là, les premières maquettes de l’album émergent et, dans leur légendaire perfectionnisme, ils prennent du temps pour peaufiner le tout, « et le temps passe souvent très vite, un peu trop vite même… Une bonne phrase de vieux… », s’amusent-ils. « Musicalement on a quand même eu nos projets respectifs », explique le duo. Charles, a travaillé en solo son projet instrumental hip-hop old school baptisé Sh’napan, avec lequel il sortait Pagane en 2016. De son côté, Max a poursuivi l’aventure collective de Mount Stealth, avec David André, Paul Bradshaw, Claudio Pianini, groupe eschois très respecté, logé dans le rayon de l’expérimental math-rock.

Pour ce troisième disque, les frères Nilles ont bossé chacun de leur côté : Charles pose les bases des morceaux quand Max vient y ajouter sa patte, pour qu’ensuite, ils se retrouvent en studio pour retravailler les morceaux ensemble. « L’album était pratiquement terminé fin 2021 mais le mix a été long et ensuite il a fallu passer au mastering et lancer la production du vinyle », expliquent-ils.

« Il n’y a pas vraiment eu de fil rouge pour cet album. De toute façon on ne fonctionne pas vraiment comme ça », balance avec sincérité Charles Nilles. Pas de langue de bois chez eux, leur musique est clairement d’une spontanéité folle, chaque morceau a été façonné par un sentiment lié à une période. Et au vu du long processus de création de l’album étalé sur des années, les émotions sont variées et disparates, ce qui profite à la force narrative du disque. Le duo reconnait tout de même des influences notoires, comme la musique des films français et italiens des années 1960 à 1980, « qui a toujours fait partie de notre ADN comme tout ce qui est aussi lié à la nature, à l’évasion », précisent les deux musiciens. Ils assument pleinement ces ingrédients qui, couplés à l’aspect plus cinématographique qu’à leur habitude, donne une recette tout simplement délicieuse.

Porté par le tout jeune label Muaaah! Records, Artaban efface un peu son identité transfrontalière, qu’amenait son ancien label Chez.Kito.Kat Records. « Marc, Nicolas et Yann ont surtout créé ce label pour rééditer des albums en vinyle mais ils nous ont proposé de nous aider à sortir notre album sur leur label et on était ravis. Il était important pour nous d’avoir un support physique pour la sortie, surtout en vinyle », argumente le duo. Ce qui est sûr c’est que cette nouvelle galette est très convaincante, on y entend le passé, le présent et le futur du duo qui n’a pas perdu de son élocution mélodique. Alors, même s’ils disent ne pas avoir de plan, ils finissent par avouer l’envier de sortir de nouvelles choses dans quelque temps, peut-être sous forme de clips vidéo, qui sait ? « On vous tiendra au courant, sans devoir attendre dix ans… enfin on espère… », plaisantent-ils.

Écoute commentée

Tout commence tranquillement par A2, titre rétrofuturiste qui rappelle les expériences sonores passées d’Artaban. 200 hochements de tête plus tard, on est toujours dedans, sans que rien ne nous déloge de notre virée musicale. Quatre minutes passent, le duo ferme son intro pour nous emballer dans le plus intriguant Chazeman, qui reprend des rythmes que Charles avait dompté auparavant sur son excellent projet solo Sh’napan. Alliant une musique downtempo un poil vitaminé, à une voix soufflant des murmures en complaintes, dans les hauteurs d’un titre hyper réussi.

Chevrotine suit et nous plonge dans un univers un brin plus intrigant et captivant par un rythme soutenu. Ce qu’il se joue là fait penser aux questionnements intérieurs d’un flics porté sur la bouteille en train de courir pour résoudre une affaire bien dégueulasse, comme souvent, dans les polars d’il y a cinquante ans. Les tracks, Spazzaneve et Barman, nous caressent différemment. Par un suspens lancinant très bien amené, convoquant tantôt les saxos du film noir, tantôt l’ambiance funky à la Starsky et Hutch, jusqu’à des mélodies évidemment vintage, in fine, évoquant les souvenirs d’enfance des frères Artaban.

Moebius, titre central de l’album, nommé, on l’imagine, en hommage à l’immense auteur de bandes dessinées Jean Giraud, plonge par des modulations organiques, dans un monde étrange, bien que permettant une belle respiration à l’ensemble. Derrière, ça repart plutôt énervé, Tase embrase la suite comme pour signifier que le dénouement est proche. Et puis, Melville – nouvel hommage, à un réalisateur – accompagne ce dénouement. Pour finir, Skog conclut l’affaire un peu dans un ailleurs, frôlant l’idée d’un générique, là où l’on présente les personnages hors de leur contexte narratif.

Ainsi, neuf titres se suivent instinctivement, tenant une moyenne de cinq minutes d’audience chacun, assez pour raconter des histoires mirobolantes, à l’image d’une fiction ciné… Et vraiment, c’est ce qu’il se passe à l’écoute : on plonge dans un film dont on imagine les ressorts narratifs. Avec Rec. Play. Rewind. – titre clin d’œil à nos vieux magnétoscope –, Artaban conserve son « truc à part ». Leur témérité, leur patience et leur abnégation, marques de leur « tendance excessive à rechercher la perfection », leur permettent de taper encore une fois très fort et d’offrir à leurs auditeurs un album soigné et captivant.

Godefroy Gordet
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