Rui Moreira au Mudam

La peinture comme transcendance de soi-même

d'Lëtzebuerger Land vom 12.12.2014

I Am a Lost Giant in a Burnt Forest – le titre de l’exposition de Rui Moreira au Mudam est programme. Il annonce un œuvre poétique qui ne se veut pas seulement visuel ou conceptuel, mais qui décrit toute une histoire. Puisant dans l’expérience de ses contacts avec différentes cultures, l’artiste portugais exécute ses tableaux au cours d’un acte très intensif ; il accumule de façon méticuleuse et répétitive une multitude de symboles et de lignes qui forment de grands paysages imaginaires ou des compositions géométriques ou organiques sur papier. Pour l’exposition au Mudam, Rui Moreira et Clément Minighetti, le commissaire de l’exposition, ont réuni des dessins à stylo et des peintures à la gouache datant de 2007 à aujourd’hui.

Au cours de longs voyages dans des pays aussi éloignés que le Brésil, l’Inde et le Maroc et de séjours dans la région de Trás-os-Montes au nord du Portugal, où il a grandi, Rui Moreira se laisse imprégner par les cultures régionales, comme l’art islamique, la danse du Kathakali, les bains dans le Gange ou le festival du Podence Caretos. C’est notamment ce dernier (une tradition païenne en hommage à Bacchus), qui influence l’artiste dans sa démarche. Moreira y a participé lui-même pour la première fois en 2007. Pendant trois jours, des hommes portent d’énormes costumes de laine avec des clochettes accrochées à la ceinture, courent dans les rues, dansent et boivent du vin pour finalement tomber dans un état de transe. Les conditions climatiques parfois rudes, comme celles au Sahara, dans les montagnes indiennes ou l’Amazone, sont d’autres éléments importants qui ont marqué l’artiste.

Toutes ces expériences physiques et mentales sont traduites lors de l’acte de peindre, qui devient dès lors un travail physique intense, presque rituel. L’artiste a parfois besoin de cinq mois pour accomplir un seul tableau. La répétition inlassable des symboles, le dessin des lignes ou l’application les couleurs mènent parfois à l’épuisement physique, tel qu’il a pu le vivre au Sahara ou lors du festival du Podence Caretos. L’accumulation des signes et des traits tout comme le recours à des couleurs intenses, comme le rouge profond, le bleu azur et le jaune clair, confèrent aux tableaux une présence physique tangible. La frontière entre le spectateur et l’œuvre s’esquive, les paysages intérieurs invitant l’observateur à s’y perdre.

Si l’acte créateur paraît impulsif, il existe dans les œuvres de Moreira aussi quelque chose de réfléchi. En complément à ses propres expériences, il se sert d’un impressionnant réservoir de références littéraires, filmographiques et culturelles. La série The Holy Family I à III (2014) consiste en trois cercles, remplis de dessins ornementaux, flottant sur un fonds noir et renvoie directement à la religion. La distance entre les cercles et leur position dans l’espace pictural symbolisent le rapport de l’individu à la famille et à son entourage.

Le titre de la série The Machine of Entangling Landscapes s’inspire d’un poème éponyme d’Herberto Helder. À l’aide de croix et de lignes fluides, Moreira crée des compositions en forme de cercle. La symétrie des compositions ainsi que l’aspect quasi ornemental proviennent de son intérêt pour la culture islamique. La croix représente pour l’artiste le côté masculin, le demi-cercle au contraire reflète le cosmos féminin.

D’autres tableaux dans l’exposition sont davantage figuratifs, comme la série Telepath (2013 et 2014). Des figures dressées à la manière d’un samouraï sont mises en scène dans des paysages montagneux ou aquatiques. Les scènes sont complétées par des poissons, dont les couleurs lumineuses rappellent les poissons bioluminescents vivant dans les profondeurs des océans. En expliquant son recours à cet animal, Rui Moreira évoque la métaphore que David Lynch a utilisée en se référant à l’océan : « To have an idea is like catching a fish ». Le poisson devient ainsi le symbole de l’inventivité, l’océan dans lequel il évolue représente quant à lui un vaste répertoire d’idées qu’il faut avoir l’adresse ou la chance de pêcher. Contrairement aux poissons, les grandes figures n’ont pas de visage, ni de mains. Dépourvues d’une identité définie, elles fusionnent avec le paysage qui les entoure et symbolisent des énergies ou des forces de la nature.

La peinture I’m a Lost Giant in a Burnt Forest (2010) est aussi chargée d’histoires et de références. Si le côté droit du tableau est occupé par des tournesols bleus, celui de gauche est réservé à une sorte de géant à deux masques. Un paysage montagneux se dresse à l’arrière-plan. Le titre du tableau est issu d’un livre de Roberto Bolano, que l’artiste prétend avoir lu le jour après qu’il a vu une forêt en flammes. La composition du tableau quant à elle s’inspire du film Fitzcarraldo de Werner Herzog. Moreira a été attiré autant par l’histoire quasi utopique d’un homme qui veut construire un opéra en pleine forêt amazonienne que par la ténacité du régisseur qui fait passer un bateau réel à travers la forêt afin de reconstituer l’histoire de façon la plus véridique possible. Une fois que le bateau a passé la montagne et que le protagoniste a atteint son but, il abandonne l’idée de la construction d’un opéra. Le géant à deux visages dans le tableau de Moreira renvoie au moment de la création : « Le moment de la création est le moment où on se surpasse soi-même. L’autre côté qu’on porte en soi-même dit de retourner. La création ouvre à des nouveaux territoires. On le fait ou on le fait pas ». Rui Moreira touche là à une question qui ne se pose pas seulement quant à l’acte créateur, mais qui est valable pour toutes les facettes de la vie.

Même en faisant abstraction de tout contexte et de toute interprétation, les œuvres de Rui Moreira sont un pur plaisir visuel. Elles séduisent particulièrement par leur structure et leur arrangement complexes et détaillés. Instinctivement, on peut ressentir le travail long et complexe qui est à leur origine. Les expériences et les histoires que l’artiste projette dans ses œuvres permettent de les décrypter davantage et leur procurent une profondeur supplémentaire. Tout comme l’exposition de Sylvie Blocher (montrée en parallèle au Mudam, voir d’Land 49/14), les œuvres de Rui Moreira témoignent du fait que l’individu ne peut être réduit de son entourage. Si Blocher met l’accent sur les autres êtres humains, Rui Moreira accorde autant de valeur à la nature et à son énergie vitale.

L’exposition Rui Moreira. I Am a Lost Giant in a Burnt Forest est à voir jusqu’au 8 février 2015 au Mudam, ouvert du mercredi au vendredi de 11 à 20 heures et du samedi au lundi de 11 à 18 heures; pour plus d’informations : mudam.lu.
Florence Thurmes
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