Films made in Luxembourg

Les saisons de la vie

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2013

Cet hiver du titre du dernier film de Philippe Claudel, c’est celui que nous nous apprêtons à vivre, quand vient « la dernière partie » de la vie, alors qu’approche l’âge de la retraite. Paul (Daniel Auteuil), brillant neurochirurgien, possède tous les attributs de l’homme qui a réussi : une jolie femme aimante, Lucie (Kristin Scott Thomas), une petite fille adorable, une magnifique demeure, des amis bienveillants et la reconnaissance de ses pairs et de ses patients. Mais, à la faveur d’une rencontre avec une jeune femme mystérieuse, Lou (Leïla Bekhti), le vernis va commencer à craqueler. D’abord sur la défensive face à cette fille qu’il soupçonne être l’auteur d’envois anonymes d’innombrables bouquets de roses rouges, Paul va développer une étrange fascination envers elle. On pourrait croire, dès lors, que Philippe Claudel s’engouffrerait dans des clichés, en premier lieu celui de l’homme mûr attiré par une jeunette. Mais l’écrivain-cinéaste déjoue sans cesse les poncifs... jusqu’au coup de théâtre final, qu’on ne révèlera pas ici.

L’histoire se déploie en grande partie autour de la relation Paul / Lou. Le réalisateur joue avec les pronostics et finit par lorgner, par certains aspects, du côté du film policier. Le lien entre ces deux-là n’en finit pas d’interroger : attirance physique ? Relation quasi-filiale ? Fascination réciproque ? À Paul qui lui vient en aide, Lou elle-même demande : « Pourquoi vous faites ça ? » Ce à quoi Paul répond : « Je ne sais pas... » Tout juste sait-il que cette jeune femme l’émeut, qu’il est avec elle dans quelque chose de « simple, léger, non planifié. »

Le troisième long-métrage de Philippe Claudel, coproduction franco-luxembourgeoise (Samsa), confirme son talent de cinéaste, tout en gagnant en finesse et en subtilité. Sa façon de sonder les âmes, sa délicatesse (et la présence d’Auteuil), rappelle le cinéma de Claude Sautet. En 2008, le très émouvant Il y a longtemps que je t’aime révélait une rare sensibilité, via le splendide portrait d’une relation entre deux sœurs, toutefois fragilisé par moments par quelques dialogues trop appuyés. En 2010, Tous les soleils, toujours aussi tendre et sensible, lorgnait du côté de l’absurde. Trois ans plus tard, le réalisateur a pris de la maturité, tant dans la mise en scène que dans l’utilisation de l’image. Point commun entre les trois films : l’intérêt pour des personnages sur le point de commencer / re-commencer quelque chose. Ou s’interrogeant sur cette possibilité.

Avant l’hiver est le dépôt de nombreux secrets : celui d’une des patientes de Paul, qui lui confie les noms de tous les membres de sa famille déportés en camp de concentration, qu’elle n’a jamais évoqués avec personne ; ceux qu’on peut imaginer au sein de la relation Paul-Lucie-Gérard (Richard Berry), le meilleur ami ; ceux, nombreux, que cache Lou. Et celui du cœur de Paul, qu’il cherche à sonder à la faveur de sa rencontre avec la jeune femme. L’emprise du temps, figurée par la beauté des saisons qui passent, et l’utilisation de la transparence (baies vitrées, radios chirurgicales, œuvres dans la chapelle du musée) viennent, par contraste, souligner les doutes des personnages et mettre à jour les faux-semblants. Le travail sur les sons omniprésents de la nature accentue une impression d’étrangeté, magnifiée par des acteurs tous au sommet.

Souvent poétiques, les dialogues sont aussi finement travaillés. Ils soulignent les tourments des personnages, les révèlent comme le ferait une solution photographique, sans jamais trop les appuyer ni agir en redondance avec l’image. Ainsi, ce constat de Paul à son ami Gérard : « Je n’ai jamais rêvé de rien, la vie m’a roulé comme un petit caillou... »

Au-delà du tableau d’un sexagénaire en crise, Avant l’hiver questionne aussi l’absolue nécessité de prendre soin de soi pour prendre soin des autres... et vice versa. Malgré, parfois, l’impuissance : « Quelquefois, on ne peut rien pour les autres », constate Gérard, au début du film. Rien, à part toucher une certaine corde sensible. « Elle m’émouvait, dit Paul de Lou. Elle me ramenait très loin en arrière. Avant. Avant que tout commence. Avant la vie. » Leïla Bekhti nous émeut tout autant, lorsqu’elle entonne Comme un p’tit coquelicot de Mouloudji, de sa fragile et troublante voix.

Sarah Elkaïm
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