L’engeance touriste

d'Lëtzebuerger Land vom 30.08.2019

Si l’on se représente les sept milliards et demi d’habitants de cette planète, on peut toujours les diviser en deux et les observer : regarder la taille des deux groupes, ainsi que leur tendance à croître ou à rester stable, leurs différences comportementales ou leur vitesse d’évolution. Parmi toutes ces lignes de démarcation de l’espèce humaine en deux catégories distinctes, il en est certaines que la plupart d’entre nous ne franchiront jamais : homme / femme, droitier / gaucher. D’autres qui constituent une évolution possible ou inéluctable : riche / pauvre, grand / petit, sain / malade. Certaines se franchissent plusieurs fois par jour : éveillé / endormi, piéton / automobiliste. D’autres, une seule fois au cours d’une vie : mineur / majeur, actif / retraité. Certaines sont un peu floues : jeune / vieux, célèbre / inconnu. Il est une catégorie dont la croissance semble ne jamais s’arrêter, c’est celle des touristes. D’une part, parce que le nombre d’humains grandit chaque jour. D’autre part parce que la proportion de ceux qui peuvent partir en congés augmente elle aussi. Enfin, parce que parmi ceux qui peuvent se le permettre, ils sont de plus en plus nombreux à le faire de plus en plus en plus souvent, quitte à pratiquer la doublette Ryanair + Airbnb.

Les plus chanceux d’entre nous ont ainsi rejoint ces dernières semaines, ou s’apprêtent à le faire dans les prochains jours, cette étrange partie de la population qui enfile un short, met des chaussettes dans ses sandales, s’oint de crème solaire ou s’asperge de spray anti-moustique, s’encombre d’une banane ou d’un sac à dos, quand ce n’est pas d’un selfie-stick et d’un chapeau avec protège-nuque. Certes, il n’est pas obligatoire de voyager sur un bateau de croisière, d’emprunter un bus hop-on hop-off, ni de s’inscrire à un voyage de groupe où l’on sera condamné à rejoindre un troupeau suivant un guide qui nous prendra en charge comme de petits enfants. Pourtant, comme si l’on se trouvait en milieu hostile, les réflexes de survie se réveillent dès les premiers signes de dépaysement : une langue étrangère, des noms de rue inconnus, une proportion de voitures allemandes inférieure à 40 %. Premier réflexe, se rassurer, en avançant le nez dans le guide, voire dans le guidon, ou en consultant toutes les critiques postées sur TripAdvisor concernant la moindre activité prévue au programme. Second réflexe, s’identifier à ses congénères par des signes distinctifs tels que l’accoutrement vestimentaire ou l’appareil photo autour du cou. Ainsi, vous créez un faisceau d’indices permettant d’éventuels rapprochements avec d’autres personnes cherchant aussi désespérément un endroit où manger à 19 heures en Andalousie. En même temps, vous envoyez des signaux d’avertissement aux autochtones : je ne suis pas d’ici, je ne conduis pas vite, je ne comprends rien à vos habitudes, mais je viens en paix découvrir votre étrange pays et risquer de perturber mon équilibre intestinal alors que j’aurais pu rester sur mon canapé regarder toutes les saisons de toutes les séries que j’ai en retard.

Nous sommes peut-être la dernière génération à consulter des albums photos d’une enfance où les clichés n’étaient pas pris en permanence afin d’alimenter un flot continu d’actualités, mais seulement lors d’occasions qui justifiaient de consommer de la pellicule. C’est ainsi que la plupart d’entre nous peut avoir l’impression d’une existence pour le moins contrastée sur le plan vestimentaire où s’alternaient, parfois avec un mauvais goût constant, tenues trop habillées enfilées à l’occasion de cérémonies diverses (mariage de l’oncle machin, communion du cousin bidule) et tenues trop décontractées, de mises lors des vacances (camping sur la Côte d’azur, semaine vieilles pierres et sable fin en Italie).

Il suffit d’observer les rues de la capitale, les salles du Mudam ou la Place d’Armes un week-end pour s’apercevoir que le modèle de l’occidental néo-colonialiste venu dépenser ses dollars en Asie du Sud-Est ou en Afrique du Nord est dépassé. Parmi les quelques 1 326 millions de touristes internationaux recensés par l’Organisation mondiale du Tourisme en 2017, soit deux fois plus qu’en 2000, l’augmentation liée aux ressortissants des pays émergents est la plus forte. Les Indiens, les Russes ou les Chinois contribuent ainsi pour une part non négligeable à l’augmentation du cours de l’espresso sur la place Saint-Marc, aux bousculades devant la Joconde ou à l’allongement des files d’attente devant la Tour Eiffel.

Si vous avez trouvé qu’il y avait beaucoup de monde au Mont-Saint-Michel cette année, dites-vous que le nombre de visiteurs du site d’Angkor Vat au Cambodge a été multiplié par dix en dix ans ! On se demande quel plaisir il peut y avoir à visiter un site surpeuplé, à l’issue d’une attente interminable, si ce n’est celui de s’immortaliser devant le lieu en question pour le partager sur les réseaux sociaux ou se donner la puérile satisfaction personnelle de se dire « j’y étais ». Depuis cette année, un nombre limité d’accès a été octroyé à la cérémonie d’ouverture du carnaval de Venise. L’ascension du Mont-Blanc est limitée par l’instauration d’un permis obligatoire durant l’été. L’Île de Pâques ou, plus près de nous, la dune du Pilat en France, réfléchissent également à l’instauration de quotas.

D’un autre côté, toujours d’après l’Organisation mondiale du Tourisme, le tourisme représenterait 10 pour-cent de toute la richesse produite chaque année dans le monde, soit environ 1 600 milliards de dollars d’exportations. Cette activité serait à la source, directe ou indirecte, d’un emploi sur dix et contribuerait à préserver le patrimoine culturel, l’environnement et la paix dans le monde. Le pragmatisme économique réussirait à convaincre les plus retors des gouvernements là où l’idéalisme politique ou écologique ont échoué… Alors, félicitations à tous ceux qui sont partis en vacances cet été, en attendant de partager peut-être un futur prix Nobel attribué à tous les touristes en tongs et en short de bain !

Cyril B.
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