Le point de vue d’un constitutionnaliste belge sur la Constitution luxembourgeoise pour le début de son an III

Un catéchisme politique à parfaire

Le 25 janvier 2022, présentation à la Chambre du volet institutionnel  de la future constitution
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 06.06.2025

À l’invitation de la Conférence Saint-Yves, j’ai pris la parole, ce 4 juin, à Luxembourg. C’était l’occasion de célébrer, à quelques jours près, le deuxième anniversaire de la nouvelle Constitution luxembourgeoise — l’on sait qu’elle est entrée en vigueur le 1er juillet 2023. C’était aussi une manière d’annoncer la publication, durant l’été, d’un ouvrage que je viens d’écrire avec le président du Conseil d’État Marc Thewes, sur le « Droit constitutionnel du Grand-Duché de Luxembourg »(éditions Bruylant).

Il y a huit ans, j’avais été invité par la Conférence du Jeune barreau de Luxembourg et la Conférence Saint-Yves à prendre la parole à leur tribune. J’avais traité, en présence du prince Guillaume, du « chantier constitutionnel » en cours. Au vu des travaux accomplis à l’époque par la Chambre des députés, je m’étais permis de dire : « Il est temps de clore l’opération constituante ». Je n’ai pas été entendu. Il a encore fallu cinq ans pour que la nouvelle Constitution soit adoptée ; ce le fut, le 17 janvier 2023.

La Conférence Saint-Yves a trouvé judicieux de « faire le point » — points forts et points plus faibles — sur le nouveau document constitutionnel. Connaissant le vif intérêt que je porte, depuis un demi-siècle, à l’organisation et au fonctionnement des institutions luxembourgeoises, elle m’a invité à participer avec des collègues et des confrères à ce travail de diagnostic. Pour tout un chacun, c’était aussi un bref moment d’actualisation des connaissances dans le domaine du droit public.

Que penser de la nouvelle Constitution ? Je n’irai pas par quatre chemins. Sans m’immiscer dans les débats d’un État voisin et cousin, je m’autorise à dire ceci : La nouvelle Constitution — c’est ainsi qu’il faut désormais l’appeler — présente des mérites incontestables. Nous sommes en face d’une belle et bonne constitution. À quoi tiennent ces mérites ? Je réponds sans hésiter : C’est une constitution moderne, cohérente et durable. Elle tient la route lorsqu’on la compare aux documents qui existent dans l’univers constitutionnel contemporain.

La modernité de la Constitution luxembourgeoise se traduit dans l’énoncé de ses dispositions liminaires. Il s’agit d’un véritable catéchisme politique. Il énumère trois principes qui doivent régir une société politique comme le Luxembourg au premier quart du XXIe siècle : la démocratie, la monarchie, le régime parlementaire. Il construit l’État de droit et il proclame, dans une perspective large, les droits et libertés du citoyen, tout comme ceux de l’étranger qui se trouve sur le territoire grand-ducal.

La cohérence de la Constitution luxembourgeoise tient au fait qu’elle inscrit l’action des autorités publiques et les comportements des citoyens dans des sociétés nationale et internationale largement imbriquées. La présence des institutions de justice européennes à Luxembourg n’est pas pour rien dans cet attachement quasi viscéral à l’Union. Comme on le souligne de longue date, le dialogue entre l’État luxembourgeois et les institutions européennes n’a pas eu pour objet ou pour effet de porter atteinte à la souveraineté de l’État. Au contraire, l’intégration l’a consolidée.

La durabilité de la Constitution ne dépend pas uniquement de la qualité des textes qui ont vu le jour en 2023. Elle est tributaire des comportements de ceux qui, à divers titres, la mettront en œuvre. La procédure de révision a été singulièrement allégée. Attention ! Il ne faudrait pas que la Chambre des députés se croit autorisée à profiter du large mandat qui lui a été octroyé pour modifier à tout vent et en tout sens le texte constitutionnel dès qu’un petit caillou entrera dans les souliers du législateur. Avec l’aide du Conseil d’État, elle sera bien avisée de peser, chaque fois, le pour et le contre. Le principe de précaution vaut aussi en matière constitutionnelle. 

Est-ce à dire que la Constitution de 2023 est parfaite, à supposer qu’un texte constitutionnel puisse, en quelque contrée du monde, atteindre ce degré de qualité ? Ici aussi, je veux être clair. Je me suis exprimé, en ce début juin, devant un public composé pour l’essentiel de magistrats et d’avocats. Je n’ai pas cherché à attiser des réflexes corporatistes. Mais je me suis autorisé à poser ce constat simple. La Constitution de 2023 est squelettique lorsqu’elle décrit le paysage des autorités de justice au Luxembourg. La Cour supérieure de Justice, la Cour de cassation, la Cour administrative n’apparaissent guère dans l’organigramme des autorités de justice. Alors que, surprise, le Conseil national de la justice trouve une place de choix dans la Constitution. Pourquoi ce double régime ? Plus délicat encore. À défaut de point d’appui constitutionnel, le législateur a désormais les mains libres pour statuer, à la majorité ordinaire, sur des questions délicates d’organisation de la justice et pour préciser les responsabilités particulières qui reviennent à chacune de ces juridictions. La concision est une qualité mais le laconisme, voire le silence, peut être un défaut. Il ne devrait pas être difficile, politiquement parlant, de le corriger. L’image du pays, pas seulement celle de la justice, en dépend.  

Deuxième propos critique. La Constitution luxembourgeoise s’est attaquée à un problème himalayen, celui de la hiérarchie des sources du droit. À l’interne et à l’international. Plutôt que d’aborder cette chaîne de montagnes redoutables en escaladant prudemment chaque sommet l’un après l’autre, elle a cru expédient d’aller au plus vite. Elle a réglé un ensemble de questions complexes dans un tout petit article, l’article 102. « Les juridictions n’appliqueront les lois et les règlements que pour autant qu’ils sont conformes aux normes de droit supérieures. » Le vocabulaire est ramassé. Il est ésotérique pour les hommes et les femmes qui ne sont pas spécialisés en droit public approfondi. Il est soi-disant emprunté à la Constitution belge, ce qui n’est pas exact. Il n’y a pas que la forme, il y a aussi le fond. Le texte mélange des hypothèses éminemment différentes.

Peut-on mettre sur le même pied la question de la conformité d’une loi luxembourgeoise à un traité européen et celle de la conformité d’un règlement communal à un arrêté grand-ducal ? Une formule fourre-tout impose, cependant, une solution identique au nom du principe éminemment abstrait de la « hiérarchie » ou de la « supériorité » normative. Pour le surplus, la solution retenue ne se concilie pas avec les attributions qui sont reconnues, dix articles plus loin, à la Cour constitutionnelle. La moindre des choses eût été de préciser en termes exprès que l’article 102 de la Constitution devait s’appliquer « sans préjudice », comme disent les juristes, de l’application de l’article 112.

Ce n’est pas une bonne façon de travailler. Il faudra, à tête reposée, reprendre cette problématique et énoncer, une par une, des règles compréhensibles par tous, y compris par les institutions de justice. Je n’ai qu’un mot à ajouter. Qui que nous soyons, quelles que soient nos responsabilités ou notre condition, faisons crédit à la nouvelle Constitution. Faisons-la fonctionner. Elle en vaut vraiment la peine.

*Francis Delpérée, 83 ans, est professeur émérite de l’Université de Louvain (en droit) et membre honoraire de la Chambre des représentants et du Sénat belges

Francis Delpérée
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