Le MarionetteFestival de Toodler célèbre sa dixième édition lors du week-end de la Pentecôte

Les ficelles de l’humain

d'Lëtzebuerger Land vom 06.06.2025

Son titre officiel est Biennale internationale des arts de la marionnette et du théâtre d’objets contemporains, mais tout le monde l’appelle communément MarionetteFestival. Porté par l’association Esch(t)Kultur, cet événement exceptionnel de trois jours accueillera quinze compagnies. Le village de Tadler et ses habitants sont entièrement mobilisés pour accueillir les quelque 90 représentations dans des lieux non conventionnels : granges, garages, Église... 85 bénévoles sont mobilisés autour de l’équipe menée par Angélique D’Onghia, coordinatrice et directrice artistique.

Marionnette et arts de la marionnette sont les deux termes au cœur du travail. En effet, la marionnette conjugue en permanence le fait d’animer, c’est-à-dire de donner une âme, un souffle, avec l’art de la manipulation, le fait de donner du mouvement avec la main.

On mesure ainsi combien la marionnette entretient un lien profond avec la mort, avec le vivant, ce qui fait la vie. L’art du marionnettiste réside en effet précisément dans le fait de donner l’illusion de vie à un objet inerte. Cette illusion opère par l’effacement du vivant (le marionnettiste) au profit de l’objet qui devient chargé de présence (la marionnette). La relation de l’inerte au vivant est donc au cœur de cet art.

La marionnette semble connue de toutes et de tous. Nous l’avons rencontrée, pendant notre enfance, dans les lieux publics comme les parcs, dans les théâtres de Guignol, de Kasperle ou de Bimbo, dans les écoles maternelles ou fondamentales. Pour les adultes, la marionnette est présente dans des spectacles de rue, les émissions satiriques, de temps en temps dans des spectacles de théâtre ou d’opéra, ainsi que dans des programmes de cabaret.

La marionnette est donc populaire, mais une grande part de ce qu’elle représente est largement méconnue. Elle est beaucoup plus que ce pantin articulé auquel une vue superficielle pourrait la limiter. Elle est présente dans presque toutes les sociétés humaines où elle est utilisée à des fins de divertissement par le biais de performances, mais aussi comme objet sacré dans les rituels, comme effigie symbolique dans les célébrations telles que les carnavals et comme catalyseur de changement social et psychologique dans les arts du spectacle. Maniement de la matière, imitation de la nature, mise en scène de corps virtuels, l’art de la marionnette réunit un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de représentations qui en font un paradigme du geste créatif.

Longtemps tenue à l’écart des grandes scènes, la marionnette pénètre aujourd’hui l’ensemble des champs du spectacle. Du cinéma d’animation à la vidéo ou aux supports électroniques, du théâtre d’acteurs à la danse ou au cirque, l’image de l’homme se dédouble, entre corps vivants et figures animées. Sous le regard complice d’un Tadeusz Kantor, d’une Ariane Mnouchkine, d’un Antoine Vitez ou d’un Peter Brook, la marionnette est devenue progressivement un art « complet », « total ». Un art à la pointe des recherches sur la matière, sur le renouveau de l’image photographique et cinématographique, ainsi que sur l’invention théâtrale, chorégraphique ou musicale. Reste ce qui est singulier dans le geste de l’artiste : la manipulation des sens ou, comme le marionnettiste tient son pantin à distance, la manière de nous mettre face à nous-mêmes et à l’autre.

Dans les spectacles pour jeune public, les histoires semblent souvent se réduire à une lutte entre le bien et le mal, le bien triomphant toujours. En revanche, dans les spectacles pour adultes, la marionnette devient contestataire, moqueuse, et sa liberté de ton en fait souvent un exutoire de nombre des injustices ou controverses de ce monde.

De ce que j’ai pu voir, ce ne sont pas des spectacles enfantins de Guignols/Kasperle/Bimbo qui m’ont le plus marqué, mais des pièces comme le Bread and Puppet Theatre (en 1968, à Nancy), Stalingrad, de Rezo Gabriadze (au Festival Avignon, en 1997) ou encore l’inoubliable Kamp de Hotel Modern (à Malakoff, en 2008). Par ailleurs, à Charleville-Mézières (Festival mondial des théâtres de marionnettes), à Magdeburg (Internationales FigurenTheaterFestival), à Avignon et à Cotonou (FIDHEB, Bénin) d’autres spectacles extraordinaires de marionnettes ou de théâtre d’objets m’ont profondément touché. J’ai approfondi ma connaissance de la marionnette pendant ma présidence de l’Institut international de la marionnette et de l’École supérieure des arts de la Marionnette (2006-2015) à Charleville-Mézières (aujourd’hui Pôle international de la Marionnette Jacques Félix), grâce, notamment, à la rencontre avec des personnalités exceptionnelles comme Margareta Niculescu ou Lucile Bodson, ainsi qu’à travers les nombreuses discussions avec les étudiantes et les étudiants de l’ESNAM, dont les travaux, et les processus de travail, m’ont toujours enchanté et profondément intéressé.

Ce que j’ai retenu de tout cela, c’est, d’une part, que la connaissance et la reconnaissance de la marionnette ont définitivement quitté les rives de la tradition réservée au seul jeune public, grâce aux formations qui se sont multipliées dans le monde, grâce aussi aux courants artistiques et esthétiques et aux émergences interdisciplinaires qui se sont développés autour de la marionnette, grâce, enfin, à une professionnalisation accrue et à des recherches universitaires toujours plus nombreuses, un peu partout dans le monde. D’autre part, je constate la force extraordinaire de la marionnette dans la création contemporaine et la légitimité qu’elle a acquise aujourd’hui, au croisement de nouvelles formes esthétiques et par l’utilisation de nouveaux matériaux de construction, plus « durables ».

La marionnette donne des forces

La marionnette se révèle ainsi une force de « gestion » de nos émotions et un renforcement de notre capacité d’attention. Ce monde d’émerveillement et de magie que sait créer la marionnette n’est pas là pour occulter les catastrophes et les crises qui nous assaillent de toutes parts dans nos sociétés d’aujourd’hui, mais il nous permet de mieux les supporter. Dans cet écosystème créé par la marionnette, on peut se laisser aller à un ravissement où tout devient possible, où les lignes habituelles de notre regard et de notre écoute s’estompent, découvrant des espaces inconnus, des espaces vivants, des espaces où se ressourcer, rêver, trouver la force d’agir.

La marionnette offre aussi une force de résilience. En face de l’incompréhension totale que nous pouvons éprouver en face de l’Holocauste ou du génocide rwandais, par exemple, la marionnette peut nous aider à « supporter » l’horreur qui nous assaille, comme dans Kamp, de Hotel Modern (Pays-Bas) ou Rwanda 94, par le Groupov de Liège.

Elle propose, encore, une force de médiation et de création de liens nouveaux. Ainsi, j’ai eu l’occasion, au Mali, dans une communauté villageoise, de vivre de près les déchirements entre les jeunes et les anciens. J’ai assisté à de vaines tentatives pour réconcilier des vues largement antagonistes sur l’avenir de la communauté. Jusqu’au moment où un villageois a eu l’idée de dramatiser le conflit dans une représentation de marionnettes. Quel ne fut pas mon étonnement de voir comment le jeu de la marionnette réussit à pacifier le conflit. Parce que les deux « camps » pouvaient se dire crûment leurs quatre vérités, mais « à travers » deux marionnettes. Ainsi, personne ne perdait la face. Chaque camp pouvait proposer la réconciliation, sans que cela ne soit interprété comme une faiblesse. Ainsi, la « parenté à plaisanterie » pouvait pleinement jouer, grâce à la marionnette.

On trouve dans la marionnette une force pédagogique auprès du jeune public, mais aussi auprès d’adultes, dans le cadre de campagnes de sensibilisation, notamment dans le domaine de la santé. La marionnette constitue un outil irremplaçable pour faire passer des messages. Tout comme elle aide grandement à un développement social et affectif, en renforçant les compétences sociales, les interactions, ainsi que le sentiment d’appartenance.

Enfin, elle produit une force thérapeutique. Ainsi, la marionnette peut jouer un rôle important en psychiatrie. Auprès de publics en souffrance, elle peut permettre de verbaliser des évènements, des émotions, des ressentis, tout en se mettant à distance et en évitant de parler directement de soi.

Manipulation, virtuosité, fabrication artisanale de poupées, de statuettes, de personnages articulés aptes à divertir, à incarner des personnages, à porter le récit des histoires, des contes et des fables, distanciation, abstraction du corps humain, réduction mécanique des gestes, miniature artisanale, modèle réduit du monde, la marionnette expose par elle-même et à elle toute seule tout un cosmos. À l’intersection de multiples expressions artistiques, elle intègre et synthétise les expériences marquantes du monde dans lequel elle se situe, celles du virtuel, du temps réel, de l’image 2D/3D, de la robotique et de l’intelligence artificielle, ainsi que des enjeux nouveaux de nos sociétés dont elle s’empare aujourd’hui pour aider les hommes à les lire et à les comprendre.

La marionnette est souvent un théâtre de la joie et de la surprise, comme elle l’est de l’émerveillement et de la magie. De l’amour du sens atteint par le contresens, d’un jeu qui aime la brisure, l’éclat de rire comme l’éclatement des formes et des conventions. Là où l’on pense que rien ne se passe, il se passe quelque chose de surprenant. Souvent une chose qui dit l’humanité là où on ne l’attendait pas, là où on ne savait plus la voir : poétique de l’ordinaire ou de l’extraordinaire. Ce détour par un objet inanimé, mais en mouvement, nous renvoie à ce que nous sommes, là où nous ne nous attendions pas à nous (re)trouver.

Révélations de l’intime

Aller voir un spectacle de marionnettes, ce n’est pas seulement pour se changer les idées. C’est aussi pour voyager, retrouver des sensations, rencontrer l’autre et le rencontrer dans ces frontières mouvantes et émouvantes, dans ces entre-deux qui séparent et qui unissent, dans cette porosité des mondes où le spectacle et l’imaginaire vont pouvoir inventer de nouvelles formes. Là où les notions de temps, d’espace, de forme, de volume sont complètement déplacées et dépassées. Où l’alternance de fusion/défusion crée un espace, une suspension où quelque chose de nouveau prend naissance.

Et puis, il y a ce temps nécessaire de suspension, ce petit quelque chose qui donne la sensation que c’est à nous, sujet, que l’on s’adresse. Notre imaginaire peut alors développer tous les espaces poétiques de la marionnette, inventer, colorier, donner des formes aux blancs. Ceux-là mêmes qui vont nous plonger dans ce qu’il y a de plus archaïque, mystérieux, sacré en chacun de nous. Ce temps de suspension est aussi le moment où la marionnette prend son autonomie et crée un espace de confiance et de confidence, de connivence entre elle et moi. D’elle, nous pouvons entendre ce qui en nous ne veut ou ne peut se montrer.

L’espace global du spectacle – le lieu qui nous accueille, le spectacle en lui-même, les spectateurs, les acteurs, les techniciens – est bien un espace de circulation de rêve, de poésie, d’émotion, de créativité, qu’il soit matériellement exprimé par les marionnettistes ou intérieurement par le spectateur.

L’étonnante convergence de l’art de la marionnette avec le monde d’aujourd’hui procède sans doute de sa faculté de dépasser les catégories du populaire et du savant, du traditionnel et du moderne. Tout à la fois, l’art de la marionnette nous enchante et nous donne à penser notre capacité ou incapacité à accueillir la fragilité des corps et des objets, à faire place au doute, à accompagner ce qui pourrait advenir, mais qui est toujours menacé de se figer ou de s’éteindre.

Finalement, la marionnette d’aujourd’hui fait penser beaucoup au concept de résonance, tel qu’il a été développé par Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand. Pouvoir imaginer des futurs joyeux pour ne pas rester paralysé face aux catastrophes et crises qui nous assaillent de partout. Réussir à faire du trouble un moteur constructif pour se saisir du changement et imaginer collectivement des multitudes de possibles. S’éprouver en tant qu’être vulnérable et nouer un autre et meilleur rapport au monde et aux autres. Pour répondre au défi de l’accélération sans fin qui semble caractériser notre monde, accélération corrélée à une logique de compétition ininterrompue pour l’affectation des ressources, Hartmut Rosa s’attelle à construire une sociologie de la relation au monde, c’est-à-dire à l’environnement naturel et matériel, aux autres personnes et aux collectifs, mais aussi à une totalité englobante et transcendante (Dieu, la nature, l’art, l’histoire, etc.).

La résonance, comme la marionnette, est un mode de rapport au monde marqué par une dimension « responsive ». Affecté par une chose, une personne, une œuvre d’art, on s’exprime à notre tour une émotion, on touche, on affecte l’autre. Le monde parle. Le spectateur parle. Les deux côtés parlent de leur propre voix. La relation induit une transformation mutuelle à la fois du monde et du sujet. Mais la résonance, comme la marionnette, est aussi empreinte d’une dimension d’indisponibilité fondamentale. Elle ne se maîtrise jamais entièrement. Elle peut surgir là où on ne l’attendait pas. Elle peut également ne pas survenir, alors même que toutes les conditions semblent réunies.

Que la dixième édition du MarionetteFestival de Tadler rencontre le succès auprès du public qu’elle mérite. Et que cet évènement renforce de manière significative et durable la place de la marionnette sur la scène culturelle luxembourgeoise !

* Raymond Weber fut directeur de la culture au ministère de la Culture (Luxembourg), à l’UNESCO (Paris) et au Conseil de l’Europe (Strasbourg), ainsi que président de l’Institut international de la marionnette et de l’École supérieure des arts de la marionnette à Charleville-Mézières (2006-2015) MarionetteFestival : du 8 au 10 juin à Tadler. Programme détaillé :

Raymond Weber
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