Danse

Hors de nous et en nous-mêmes

d'Lëtzebuerger Land vom 12.03.2021

Sous titrés Les imprévisibles, cette nouvelle soirée 3 du Trois porte définitivement bien son nom. Car si la crise fait souffrir les programmateurs du TROIS-CL à travailler dans une dimension à très court terme, comme le rappelle Bernard Baumgarten, au traditionnel discours d’entrée, « Show must go on ». Le slogan piqué à juste titre à Queen, qui débutait sa chanson par « Empty spaces », n’aura jamais été aussi symbolique. Dans cet esprit, le Centre de Création Chorégraphique Luxembourgeois nous offre deux sorties de résidences, celles du jeune Pierre Piton, et une autre des plus aguerries Annick Pütz et Anne Kawala.

Première de la soirée, la proposition un brin méta du chorégraphe et danseur français Pierre Piton, qui avec son OPEN/CLOSED s’attarde sur « les propriétés symbiotiques des lichens ». Au sortir d’une résidence de deux semaines, qui constitue les quinze tout premiers jours de cette nouvelle création, Piton ne parle que « d’une piste de travail », nous y voyons déjà un bout de spectacle. Démarrant collé au mur, lumière crue de salle tout du long et habillé des frusques quotidiennes, le danseur inspire et expire joue contre le mur, incarnant ce champignon qu’il prend pour modèle. Quand la pose en bas-relief nous rappelle vaguement l’art de l’Égypte antique, c’est principalement ce changement de face primaire du cube de scène qui interpelle. Alors que le danseur a généralement besoin d’un ancrage au sol, Piton, lui, ne se détache pas de la paroi plâtrée d’un noir monochrome.

Sans être le pionnier de l’idée, c’est une redéfinition de là où l’on danse, de là où le corps peut bouger, se mouvoir, quand d’autres organismes ne connaissent pas cette limite. Là, il s’agit d’utiliser le mur comme surface de création, de recherche, s’y étendre, s’y glisser, s’y frotter : inverser la gravité pour trouver à devenir autre, une créature inconnue peut-être. Sous une note unique de clavecin électronique, résonnant tel un bourdonnement incessant, nous faisant perdre l’équilibre, même vissés sur nos chaises, invités à perdre la notion même d’espace, Piton formule sa créature. Il l’incarne jusque dans le souffle qui se tord, se retient, s’expulse comme si l’animal, la chose, souffrait d’une malformation ou d’une transformation lente, en cours…

Là-dedans, le chorégraphe intègre l’ambivalence entre l’intérieur et l’extérieur du corps, par une bête qui se diffuse dans l’espace, à l’image de l’invasif lichen qui se fixe sur une surface. Ce nouvel être s’entend jusque dans l’écho d’un son sorti de la bouche en cœur du danseur, qui d’un sifflotement appelle à une connexion avec le regardant. OPEN/CLOSED est en l’état une forme performative, la pensée de l’artiste est visiblement en construction, son esprit en chantier guidé par un corps qui veut exprimer, dialoguer avec son public, nous tendant la main littéralement par moment, ouvrant son corps symboliquement à d’autres occasions. Ce qui est certain c’est que nous serons là aux prochaines tentatives et puis, comme il est écrit sur le maillot du jeune homme, « The Goal is the intention », et c’est assez censé.

Polysemis du duo – le temps d’un spectacle – Annick Pütz et Anne Kawala suit et clôture la soirée. Une autre sortie de résidence, dans un genre assez différent, entre recherche scientifique et délire méditatif. Ce qui se couple ici clairement ce sont la danse et l’écriture. Dans le moins compréhensible, on trouve sur scène un dispositif sorte de salle d’exposition d’art contemporain où sculpture, vidéo projection et dessins bruts se compilent. Ça ne dérange pas tant que ça, mais l’approximation de ces éléments à résider sur scène jure avec la dimension affirmative que transporte cette pièce de danse – quoique.

Et si le texte est magnifique, les mouvements du corps sonnent presque faux face à lui et inversement. Pourtant, la maîtrise artistique très différente révèle une précision architecturale des gestes, et une littérature très intéressante. Ce qu’on entend et voit c’est l’expression interne du corps, des organes, le bruit de l’intérieur corporel et viscéral, au sens propre. Alors, oui, l’affection à cette forme est plus fugace. Mais force est de constater que le chant de la terre mouillée, la connexion avec le public, le texte – même dit de dos –, cet avion passé au-dessus de nous en toute fin, tout ça livre une grande poésie, s’imbriquant dans le grand tout de ce spectacle assez formel en surface, qui a encore à trouver d’autres coïncidences pour associer tous ces éléments au même niveau de dialogue. Un projet en évolution donc, qui se perd dans les limbes d’un discours trop scientifique, voire académique, et qui doit encore chercher son attitude envers son public.

footnote

Godefroy Gordet
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