Plus de 3 000 personnes travaillent dans le secteur de l’événementiel, du traiteur à la technicienne. Les entreprises viennent de se fédérer pour appeler à l’aide. Car pour elles, cette crise s’éternise

First in – last out

Tom Steffen au Quai Steffen à la gare centrale, cette semaine
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 19.06.2020

Réminiscences Il avait à peine terminé sa formation à l’Institut Bocuse à Lyon quand son père, l’emblématique Frank Steffen, l’a appelé en disant : « Tu voulais surfer ? Et bien, il y a des vagues maintenant ! » C’était en 2009, dans la foulée de la crise et de la déstabilisation de toute l’économie – y compris de leur métier : traiteur spécialisé en catering. À 35 ans, Tom Steffen, barbe noire de hipster soignée et regard bleu acier, se rappelle l’époque de ses débuts dans l’entreprise quand il parle de la crise qui frappe aujourd’hui. « Il y a la même nervosité dans le secteur, dit-il. Mais ce qui est différent aujourd’hui, c’est que nous sommes complètement impuissants face à une situation que les entreprises n’ont pas occasionnée. » Que les mesures de confinement aient été prises dans l’urgence à la mi-mars et avec une priorité absolue accordée à la santé publique, ni Steffen ni ses confrères et consœurs ne le contestent. Tout comme ils saluent les aides d’urgence mises en place dès mars, et les prolongations d’aides pour les secteurs vulnérables dont ils font partie jusqu’à la fin de l’année. Mais ce que le secteur de l’événementiel voudrait vraiment, c’est pouvoir travailler – ou du moins savoir où l’on va.

Car le propre de l’événementiel, c’est la proximité, l’échange humain, une sociabilité dans un contexte agréable – tout ce qui reste interdit au-delà de vingt personnes, et ce jusqu’à nouvel ordre. Officiellement, le gouvernement avait en un premier temps proscrit les manifestations au-delà de mille personnes jusqu’à fin juillet. Mais depuis un mois, les restrictions tombent les unes après les autres, des réunions privées ou publiques de plus de vingt personnes, avec respect des distanciations sociales et des gestes barrières, des tablées au restaurant ou au bar de dix sont désormais possibles ; des foires et salons peuvent se tenir en extérieur. Mais le public et les entreprises sont déconcertés, ne sachant pas ce qui va être possible dans les prochaines semaines. La Fête de la musique, la Fête nationale ou la Schueberfouer sont annulées ou auront lieu en streaming, en comités réduits ou dans des versions alternatives, décentralisées. « J’ai senti la catastrophe dès fin février ou début mars, se souvient Charles Schroeder, managing partner de la société Party Rent, qui a des filiales à Nice et à Paris. Le 3 mars, j’ai appelé ma banque pour l’avertir que quelque chose venait. » Les professionnels de l’événementiel appellent cela : « first in-last out ». Fin avril, plus de cent entreprises ont écrit une lettre avec un appel d’aide au ministre des Classes moyennes, Lex Delles (DP), qui les a reçus quelques jours plus tard. Le 27 mai, ils se sont fédérés dans la Luxembourg Event Association (Lea), auprès de la Confédération de commerce, afin de faire entendre leur voix. Lea compte déjà plus de cinquante membres ; Charles Schroeder préside. Une nouvelle réunion au ministère a eu lieu ce mercredi.

Entre Bamkuch et vaisselle « C’est bien que la politique nous ait désormais mis à l’ordre du jour. Car nos métiers sont palpables, tout le monde a besoin de notre secteur à un moment ou à un autre de sa vie, affirme encore Schroeder. En tout cas, c’est beaucoup plus concret pour les gens que le space mining ou les start-ups… » Party Rent s’est établie en 2002 au Luxembourg et s’est spécialisée dans ce qu’on appelle non-food catering : elle loue tout ce qui n’est pas nourriture pour les fêtes familiales et, surtout, l’événementiel d’entreprise : les fêtes de fin d’année, les anniversaires, bref le B2B. Schroeder stocke des centaines d’assiettes, des milliers de verres et de couverts, met à disposition le mobilier nécessaire, y compris haut de gamme si désiré, et offre la mise en place, des équipements de cuisine, ainsi qu’un service de vaisselle de ce qui revient sale. En tout, la société emploie une soixantaine de personnes, du service commercial en passant par les chauffeurs-livreurs jusqu’au service de nettoyage. « Alors là, je vous assure : nous avons le jackpot en matière de corona ! lance Charles Schroeder. Car nous ne pouvons pas louer notre matériel en numérique ». Alors le personnel est en chômage partiel et y restera quelque temps encore.

Durant les trois mois qu’aura duré l’état de crise (qui se termine mercredi prochain, 24 juin) était en place un système allégé de recours à l’instrument du chômage partiel, sur base d’avances forfaitaires calculées sur la moyenne de la masse salariale divisée par le nombre de salariés. Mais ces moyennes seront à ajuster par des décomptes calculés dans les prochaines semaines par l’administration, ce qui risque de faire des dégâts. À partir de l’entrée en vigueur du projet de loi 7609 (Neistart Lëtzebuerg), qui met en place un Fonds de relance et de solidarité en faveur des entreprises des secteurs définis comme vulnérables, une nouvelle forme de chômage partiel entrera en vigueur : premièrement, le recours au chômage partiel ne sera possible qu’avec la promesse de ne pas licencier de personnels. Et cette loi met en place un régime d’aides directes de 1 250 euros par salarié en activité et de 250 euros (supplémentaire au remboursement des 80 pour cent du salaire) par salarié en chômage partiel pour les entreprises qui enregistrent plus d’un quart de perte de leur chiffre d’affaires par les restrictions imposées par le gouvernement (avec un certain plafonnement par entreprise toutefois). Le texte du projet de loi énumère une par une 25 activités économiques concernées, dont le tourisme, l’horeca et l’événementiel. Ou les métiers, souvent, se chevauchent : imprimeurs ou photographes spécialisés, scénographes, constructeurs de stands d’exposition, producteurs audiovisuels sons et lumières, agences événementielles, commerçants-forains…

Réhabilitation « Si la crise du sida a déjà rendu le contact sexuel dangereux, c’est ici la socialité dans son ensemble qui demande une vigilance permanente », affirme la sociologue franco-israélienne Eva Illouz dans une interview à Libération (du 10 juin). « Ce qu’il nous faudrait surtout maintenant de la part de la politique, ce serait de l’aide pour que les gens regagnent confiance dans le secteur », dit Charles Schroeder. Qui avance aussi qu’« un marché qui était pendant plusieurs mois en soins intensifs ne court pas un marathon du jour au lendemain ». Veut dire : les événements, cela se planifie des mois, parfois des années à l’avance. Donc, même lorsque le secteur pourra timidement recommencer à fonctionner, il ne le fera que par petits pas.

« Je vois clairement la reprise dans notre domaine dans le secteur culturel », espère Patrick Risch, PDG de Codex Events. Forte de trente employés fixes, plus autant de techniciens free-lance avec lesquels elle travaille très régulièrement, la société de location de matériel et fournisseuse de services techniques est également à l’arrêt, 90 pour cent de son personnel sont en chômage partiel. Pour Risch, rien ne s’opposerait à ce que, d’ici un mois, les communes recommencent à organiser de petits concerts dans leurs salles ou en plein air. « Normalement, le printemps et l’été sont nos meilleurs mois », selon Risch, qui aimerait surtout recommencer à travailler. Pour revenir en activité, Codex a lancé deux nouveaux départements : un premier pour accompagner la digitalisation des colloques et conférences, afin que les réunions à distance et les streamings se passent dans les meilleures conditions possible, et un deuxième, Care, qui stocke et peut mettre rapidement à disposition des équipements d’hygiène, comme des colonnes de distribution de gel hydroalcoolique ou des parois en plexiglas, pour que l’accueil du public puisse se faire selon les normes. Le Luxembourg Convention Bureau (LCB), une section du Luxembourg City Tourist Office, a d’ailleurs développé un Guide des bonnes pratiques pour le secteur, comme il en existe dans quasiment tous les autres domaines, et qui offre des lignes directrices pour la protection aussi bien du personnel que du public. « Quand je vois les foules qui se pressent en ordre dispersé dans les bricomarchés les week-ends, je me dis que les normes sanitaires seraient beaucoup plus simples à faire respecter dans un congrès discipliné », taquine encore Charles Schroeder.

S’adapter Ce que l’on constate actuellement, ce sont beaucoup d’interrogations de la part des potentiels clients, les organisateurs privés ou publics. Bien que le spectacle vivant ait été déconfiné dès fin mai, les théâtres tardent à reprendre, attendent ce qui se passera au cinéma qui a recommencé à accueillir le public ce mercredi ; la Philharmonie a timidement recommencé « back to live » ce jeudi. L’écosystème de l’événementiel est fragile et fortement interconnecté. Lorsqu’une pièce du domino tombe, tout s’écroule : les concerts, les réceptions, le service traiteur, les animations, la communication… « Les conséquences de la crise sur le secteur sont colossales », explique aussi François Lafont, CEO du LCB. Des conséquences auxquelles on ne pense pas forcément tout de suite. Ainsi l’annulation de fêtes, congrès, foires et colloques aura des conséquences financières directes sur l’hôtellerie, mais aussi sur le secteur associatif, qui perd l’argent des inscriptions des participants. « Ce que nous faisons surtout en ce moment, c’est rassurer le client », explique Lafont. Les professionnels du secteur observent la désorientation totale de leurs clients face à des doutes sur la liberté de voyager ou la crainte d’une deuxième vague du virus en automne. Raison pour laquelle même les fêtes de fin d’année, deuxième grand moment événementiel de l’année, sont déjà mises en doute. « Or, en même temps, constate Lafont, il y a un véritable besoin de rencontres. » Car même si des solutions hybrides sont actuellement mises en place, des réunions en petits groupes ou (en partie) digitales, « les plus grandes décisions se prennent toujours autour d’une bière ».

Tom Steffen a appris l’importance d’avoir plusieurs cordes à son arc de son père : là où le groupe Steffen (dont il est associé) a commencé en 1989, dans le domaine de la boucherie, la firme n’a pas été mise à l’arrêt. « Il nous fallait bien continuer à nourrir les gens », dit-il. Quelque 90 des 235 employés travaillent dans la production et la vente des cinq magasins ; les deux restaurants (à Steinfort et à Luxembourg-gare) ont pu timidement reprendre il y a deux semaines, même si les mesures sanitaires ne permettent pas encore de revenir à cent pour cent de l’activité (et de la rentabilité). Ce qu’il voudrait maintenant pouvoir envisager, ce serait de recommencer le catering, dont 90 pour cent du personnel sont en chômage partiel (avec des systèmes de roulement, pour que personne ne soit trop longtemps cloisonné à la maison). Les fêtes, les cocktails et réceptions, c’est leur spécialité, le secteur dans lequel ils excellent.

Pour Tom Steffen, la reprise se fera clairement en premier lieu dans le privé : « Les gens ont besoin de retrouver une vie plus normale ». Un premier mariage de 140 couverts d’ici une semaine en France ouvrira la saison, il espère que d’autres mariages, baptêmes et autres fêtes familiales suivront. Avec aussi toujours des solutions sur mesure, selon qu’il s’agisse d’un événement en extérieur ou en espace clos. « J’ai l’impression que la politique constate enfin que nous ne sommes pas que des fêtards (« Halli-
Galli » dans le texte), mais qu’il s’agit aussi d’emplois », affirme le jeune chef d’entreprise, qui gère la société avec son père, en attendant l’arrivée d’une de ses sœurs, encore en formation. Or, même avec une timide reprise dans les prochaines semaines, au plus tard en septembre, il ne voit un retour à la normalité qu’en mars-avril l’année prochaine – si tout se passe bien.

Une durée à laquelle beaucoup d’entreprises du secteur, plus fragiles que la sienne, risquent de ne pas survivre.

josée hansen
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