En transformant l’affaire Rodrigues en affaire Philipp/Holtz, la Fédération luxembourgeoise de football expose au grand jour de graves problèmes systémiques

Disgrâce

Gerson Rodrigues a été titulaire  lors des deux matches amicaux
Photo: Gilles Kaysercl
d'Lëtzebuerger Land du 13.06.2025

Il paraît que l’orchestre jouait toujours lorsque coulait le Titanic. Eh bien, au Luxembourg, on joue au football comme si de rien était, quand bien même l’équipe nationale se trouve au cœur d’un psychodrame que ses dirigeants ont créé et alimenté avec vigueur.

Gerson Rodrigues, dreadlocks épaisses et numéro dix dans le dos, est un vrai bon footballeur. L’attaquant né à Porto aura trente ans la semaine prochaine. Il appartient au Dynamo Kiev, mais est prêté cette année au club portugais Vila das Aves, antépénultième de la première division portugaise. Blessé, l’attaquant n’a pas beaucoup joué cette saison. Il n’a marqué qu’une fois en club. Mais avec ses 23 buts, il est le meilleur buteur de l’histoire de la sélection nationale luxembourgeoise.

Dans un article paru dans Le Quotidien du 10 mai 2016, alors qu’il jouait pour le Racing (le club de la capitale), il explique être arrivé au Luxembourg pour rejoindre sa mère « vers neuf, dix ans ». Auparavant, il vivait chez sa grand-mère. « Je n’ai pas eu une vie facile. Je n’ai presque pas vu ma mère pendant mon enfance », explique-t-il. Plus loin, il ajoute : « Je n’ai pas beaucoup de famille ici, simplement deux oncles et des cousins. Pas de famille proche. Mon père, je ne l’ai vu que deux fois dans ma vie. »

Son talent balle au pied est très vite repéré par le FC Metz, club dont la qualité de la formation est réputée. En 2006, un an après son arrivée au Luxembourg, il rejoint le club qui garde toujours un œil sur les équipes de jeunes de ce côté-ci de la frontière. En Lorraine, ses qualités footballistiques font l’unanimité. Rodrigues est considéré comme l’un des meilleurs joueurs de sa génération. Mais son attitude hors des terrains n’est pas à la hauteur. Fatigué par ses frasques et son indiscipline, le FC Metz finit par le renvoyer trois ans plus tard.

Rodrigues revient au Luxembourg, poursuit sa formation au Swift Hespérange, et se fait remarquer lors de ses passages à Kayl-Tétange et surtout au Fola Esch. S’en suit un incroyable périple qui démontre autant son envie de réussir sa carrière que l’absence de logique pour y parvenir. En sept ans, il joue pour onze clubs différents aux Pays-Bas, en Moldavie, en Ukraine, en Turquie, en France, en Arabie Saoudite, en Slovaquie, en Chine et au Portugal. Il y cultive l’image d’un joueur attachant, proche de ses fans, mais totalement ingérable et hermétique à toute forme d’autorité, au désespoir de ses entraîneurs.

Finalement, c’est sous les couleurs du Luxembourg qu’il écrit les plus belles pages de sa carrière. Les supporteurs se souviennent de son but à Dublin, lors des éliminatoires de la Coupe du Monde 2022 : Une frappe limpide de vingt mètres qui donne la victoire aux roud Léiwen en toute fin de match. Trois jours plus tard, il réitère en ouvrant le score contre les Champions d’Europe portugais lors d’un match finalement perdu 1-3.

« Maintenant, il faut le laisser jouer »

S’il joue et marque avec son pays, c’est parce que Luc Holtz fait preuve d’une grande patience avec ce buteur comme le pays n’en a pratiquement jamais eu. Rodrigues est parfois sanctionné pour des retards ou des absences à l’entraînement, mais il revient à chaque fois dans le cadre.

La tolérance du sélectionneur l’a amené à appeler son attaquant vedette pour les deux matches amicaux des 6 et 10 juin derniers (Slovaquie et Irlande). Pourtant, la Justice venait de le juger coupable le 27 mars 2024, puis le 30 avril 2025 en appel, de coups et blessures et de violences conjugales. Gerson Rodrigues a été condamné à 18 mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende pour avoir agressé trois personnes. Sa petite amie de l’époque, Émilie Boland (ex-Miss Luxembourg 2020) a posté sur les réseaux sociaux une photo de son visage tuméfié par les coups du footballeur en 2022. Lors de cette interpellation, il injurient la police : « Demain, vous n’aurez plus de travail, bande de pigeons. Vous ne savez pas qui je suis ? »
Il a aussi molesté deux hommes lors d’une soirée très arrosée en 2019 devant le Saumur et la Joya, deux clubs de nuit du quartier Gare. L’un a perdu une dent, l’autre a souffert des fractures au nez et au plancher orbital, qui ont entraîné trois mois d’incapacité de travail. Devant la Cour, le footballeur n’a pas reconnu les faits, sans parvenir à faire douter les magistrats de sa culpabilité.

Un joueur condamné peut-il jouer pour l’équipe nationale ? Le 3 mai, le président de la Fédération luxembourgeoise de football Paul Philipp prévenait déjà Le Quotidien qu’« il s’agit ici de la confirmation d’une peine. On va en parler en conseil d’administration la semaine prochaine, mais on va partir du principe de laisser le sélectionneur faire à sa convenance. »

De fait, le 23 mai, soit trois semaines après la condamnation de Rodrigues, Luc Holtz annonce sa présence dans l’équipe pour les deux matches amicaux à venir. Lors de la conférence de presse, Marc Diederich, juriste de la FLF (et aussi son responsable presse), expose la position officielle de la fédération : « Le joueur ne doit pas être puni une deuxième fois » et « il a mérité une deuxième chance ». Conforté par ce soutien, Rodrigues publie le même jour un message sur les réseaux sociaux où, en exergue d’une photo de lui, à genou en train de prier sur un terrain avec les index pointés vers le ciel, on peut lire : « Only God can judge me ».

Le lendemain, la députée DP Mandy Minella fait part de son indignation sur Facebook : « E Profisportler huet eng Verantwortung, net just um Terrain, mee och als Virbild fir Kanner a Jugendlecher. […] Et ass net well een zu de beschte Sportler gehéiert, dass een sech alles erlabe kann. »

Les jours suivants, la presse nationale se fait l’écho de la colère d’une partie du monde politique et associatif (CID Fraen an Gender, La voie des Survivant(e)s…). Les questions parlementaires se succèdent. Le 28 mai, Le Quotidien interroge l’ancien sélectionneur Guy Hellers qui tranche : « J’exige que Rodrigues ne représente plus jamais le Luxembourg et que la président de la FLF démissionne. Je suis choqué. » Dans le même article, le président du club de Strassen Léo Hilger ne décolère pas : « Sportivement et juridiquement, c’est une catastrophe cette décision. Comment peut-on encore l’appeler ? »

Au fil des jours, l’affaire prend de plus en plus d’ampleur. Les critiques pleuvent tandis que la FLF reste mutique. Courroucé par le traitement médiatique de l’affaire, Luc Holtz finit par interdire la présence du journaliste du Quotidien Julien Mollereau a un point-presse organisé au Sport Hôtel Leweck, à Lipperscheid, où séjourne traditionnellement l’équipe nationale. Cet établissement est tenu par la famille Leweck, dont les frères Fons et Charles ont été des membres importants de la sélection dans les années 2000.

C’est par un appel de Marc Diederich sur son téléphone privé un peu avant 23 heures, que le journaliste apprend qu’il est devenu persona non grata. Lux Holtz se justifie dans le Wort : « Il ne s’agissait pas d’une conférence de presse officielle. Ce n’est donc pas une question de liberté de la presse. J’ai pris la décision personnelle de ne plus lui accorder d’interviews, parce qu’il s’est passé trop de choses dans le passé et trop de contre-vérités ont été racontés. » Il ne donnera pourtant aucun exemple, tout en précisant qu’il accepterait de parler avec un autre journaliste de la même rédaction. En réaction, dans son édition du mercredi 4 juin, Le Quotidien publie une page blanche et, sur la suivante, s’offusque de cette mise au ban.

Très loin d’apaiser les tensions, le 5 juin, Paul Philipp donne à son tour une interview au Wort qui cristallise les oppositions à sa politique. Il affirme qu’ « un juge, un professionnel, lui a donné une peine avec sursis » : « Cela signifie qu’il peut continuer sa vie. Ce n’est donc pas à nous de l’exclure et de le punir une seconde fois. » Il reconnaît que Rodrigues est « un joueur qui divise », prenant un exemple surprenant : « Le fait qu’il roule en Lamborghini joue aussi un rôle. » Il relève ne pas vouloir d’ « une exécution publique » et que, « maintenant, il faut le laisser jouer ». Il en profite pour fustiger « les pseudos-politiques » qui donnnt leurs avis sur l’affaire. Un axe développé par Luc Holtz à la page suivante du journal : « Je pense que certains politiciens utilisent Gerson comme cible pour faire leur propre publicité politique. » Les députées concernées (la socialiste Taina Bofferding, l’écologiste Joëlle Welfring, la libérale Barbara Agostino…) n’ont pas manqué de relever la goujaterie. Dans la même édition, Paul Philipp se fend également d’une saillie assez surréaliste dans laquelle il invente une citation diffamante de Julien Mollereau. Une grave erreur, comme on le verra.

Si l’on ne parle plus beaucoup de sport dans les pages football des quotidiens, le match contre la Slovénie a bien lieu le vendredi 6 juin. Le Luxembourg va le perdre 0-1. Assez spontanément, une petite manifestation lancée à l’initiative du CID Fraen e Gender et de la plateforme JIF s’organise devant le Stade de Luxembourg. On y reconnait des élus et des représentantes socialistes, écologistes et de la Gauche.

Les footballeuses se plaignent aussi

Cette affaire soulève deux grands problèmes. Le plus évident est celui du peu de cas que font les instances du football luxembourgeois des violences contre les femmes. L’affaire Gerson Rodrigues n’est pas nouvelle et il paraît inconcevable que la FLF ne se soit pas mieux préparée à communiquer. La fédération a indiscutablement fait progresser sportivement la sélection nationale, mais c’est comme si, coincée dans sa bulle, elle n’avait pas vu que la société, elle aussi, allait de l’avant. Les paroles assumées et répétées de Paul Philipp ont démontré un décalage avec les attentes de notre époque. Elles ont aussi exposées les positions du sélectionneur et du joueur. S’il avait voulu affaiblir la FLF dans son entièreté, il ne s’y serait pas pris autrement.

La gestion des tribunes a été tout aussi catastrophique. Contre la Slovénie, le secrétaire général de la fédération, Joël Wolff, a ordonné au service de sécurité de retirer les banderoles. Celles-ci affichaient des slogans prônant le respect dû aux femmes, sans être insultantes. L’explication de Wolff, qui aurait mal lu l’une d’entre elles (« Fick » au lieu de « fir »), participe à cette sensation de grand foutoir. À cause de l’intervention très violente des agents de sécurité, une militante a eu un doigt cassé et un autre luxé. Pendant cette intervention musclée, Paul Philipp et le ministre des Sports Georges Mischo riaient dans la tribune officielle.

Mardi, pour le match suivant contre l’Irlande, la FLF a assuré avoir tout fait pour éviter les couacs, notamment en organisant une réunion préparatoire avec la police et les deux sociétés chargées de la sécurité. Joël Wolff et Marc Diederich ont indiqué au Land que « les consignes étaient de ne rien confisquer sans accord d’un responsable de la FLF. » La preuve ? « Nous avons même autorisé un drapeau palestinien. »

Lasse, la première échevine de Walferdange, Jessie Thill (Déi Gréng), s’est fait retirer ces pancartes en carton qui portaient des inscriptions pourtant peu transgressives : « Stop violence against women », « Stopp Gewalt géint Fraen » et « Gewalttäter si keng Virbiller ». « Nous vous assurons que nous n’en savons rien, personne ne nous a prévenus, souffle Joël Wolff. Si c’est avéré, nous nous adresserons aux responsables pour comprendre ce qui a pu arriver. Au vu de ce qui s’est passé auparavant, vous vous imaginez bien que nous ne voulions plus aucun problème… »

Lors du match de mardi, les manifestants ont été largement soutenus par les fans irlandais qui les ont été applaudis et encouragés. Les supporters luxembourgeois, eux, se sont montrés beaucoup plus passifs. Quelques rares individus ont même insulté les manifestants. Dans les tribunes, les Irlandais regroupés dans un coin sifflaient toutes les prises de balles de Gerson Rodrigues. Et lorsqu’à la 18e minute, ils ont sorti de grands cartons rouges à son intention, façon de rappeler ses 18 mois de prison avec sursis, le kop luxembourgeois a répondu par des applaudissements.

Signe supplémentaire que la FLF a décidément du mal à la condition féminine, Le Quotidien a révélé ce jeudi que l’équipe nationale dames, qui vient de grimper d’une division en Europe, avait envoyé une lettre à la fédération pour se plaindre du peu de cas dont elle fait l’objet. Elles sont « extrêmement déçues, tristes et en colère », car la FLF n’a même pas daigné les féliciter de leur performance sur son site ou les réseaux sociaux. « Tout cela témoigne d’un manque de reconnaissance, d’un manque de respect envers les joueuses, le staff et toutes les personnes qui croient en cette équipe. » De fait, il n’y avait personne à l’aéroport pour les accueillir alors qu’elles venaient d’arracher leur qualification au Kazakhstan, après un long voyage en ligne régulière, alors que les hommes volent, eux, en charter.

Editpress se prépare à porter plainte

Ce chapitre met aussi en lumière les relations pas toujours très claires entre les journalistes, la FLF et les joueurs de l’équipe nationale. Matthieu Pécot est un ancien du Quotidien, qui a suivi le foot luxembourgeois dans les années 2010 avant de devenir rédacteur en chef du site internet du magazine français So Foot. « Au Luxembourg, la proximité est très grande puisque, lors des déplacements, nous voyageons dans les mêmes avions et nous dormons dans les mêmes hôtels que l’équipe et le staff. Pendant les vols, il m’est arrivé d’être assis entre le sélectionneur et un joueur, c’est complètement inimaginable ailleurs. Cette proximité est agréable à vivre lorsque tout va bien, mais dès que survient une petite tension, tout peut aller vite de travers. Les gens de la fédération et du terrain peuvent se sentir trahis, parce qu’ils pensent que nous faisons partie des leurs. Ils oublient que nous sommes des journalistes et que nous devons aussi écrire des articles qui ne vont pas leur faire pas plaisir. »

Sans doute que l’on peut également lire la communication pour le moins minimaliste de Sportspress avec la même grille. L’association des journalistes sportifs ne s’est fendue que d’un communiqué certes clair, mais succinct, pour défendre Julien Mollereau au début de l’affaire. Puis, plus rien. La peur de se mettre à dos les acteurs du sport numéro un, voire de se faire interdire d’interviews ? Déçu, le journaliste incriminé par Paul Philipp et Luc Holtz a quitté l’association depuis.

À ce titre, la réaction la plus énergique est venue de la direction d’Editpress qui a exigé la tenue d’une réunion avec les représentants de la FLF. Elle s’est tenue mardi dernier : « Nous leur avons expliqué très fermement qu’ils s’étaient rendus coupables de graves violations au droit : entrave à la liberté de la presse, tentative d’intimidation et même diffamation, qui est un délit pénal », assène l’administrateur délégué Frank Schmit. La maison d’édition demande des excuses publiques et circonstanciées qui devront être publiées dans les médias, ainsi que la création d’un code de conduite qui interdira la répétition d’un tel épisode au sein de la FLF. « Nous leur donnons quelques jours pour réfléchir et formuler leurs excuses correctement, précise-t-on chez Editpress. Mais si nous ne voyons rien venir ou si la réponse de la FLF n’est pas à la hauteur, nous ferons ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la presse. » Et donc porter l’affaire devant les tribunaux.

Le Quotidien indiquait jeudi que Paul Philipp avait expliqué ce risque judiciaire lors d’un conseil d’administration de la FLF ayant eu lieu la veille. Ce vendredi, il annonce même que plusieurs membres du CA (dont le président du club d’Etzella Ettelbruck Tun Di Bari) menacent de démissionner si la fédération ne modifie pas son mode de fonctionnement. Devant la succession d’erreurs et d’errements de la FLF, Paul Philipp et Luc Holtz ne trouvent dorénavant dans une situation très compliquée. Intenable ? C’est bien possible.

Erwan Nonet
© 2025 d’Lëtzebuerger Land