Deadeyezone

#wanderlust #urbanlife

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2015

Une crotte de chien devant un chantier, un mégot (avec ou sans rouge à lèvres) sur le petit mur qui longe le Breedewee, un préservatif jeté dans la verdure... En gros plan, photographiés avec une grande distance focale, ces déchets prennent soudain une importance majeure dans une image, ne laissant distinguer l’arrière-fond qu’en flou, que ce soit un chantier ou le centre Neimënster en contre-bas. Deadeyezone est un photographe frénétique, le compteur d’un de ses appareils photos affichait plus de 168 000 prises il y a quelques jours, et une grande partie de ces photos, plus de 7 000 jusqu’à présent, atterrissent sur son compte Instagram, dûment indexées avec des mots dièse comme #wanderlust #urbanlife #luxembourg ou #igerslux.

« J’adore me promener et j’ai toujours mon appareil sur moi », raconte-t-il, son préféré étant un petit Fuji X10, qui a déjà quelques années et bien des bosses sur le dos. Mais qui est petit et léger, est équipé d’une carte Wi-fi et permet à Deadeyezone d’être toujours rapide à déclencher et à télécharger sur les réseaux sociaux (il a aussi un compte Facebook sous le même pseudonyme). Derrière ce pseudonyme se cache en fait Steve Remesch, 37 ans, journaliste à la locale au Luxemburger Wort, qui passe son temps soit au tribunal pour couvrir les grands procès, comme l’affaire du Bommeleeër – à laquelle il a consacré un livre, Et war net keen, avec Eric Hamus, en 2013 –, soit, et c’est ce qu’il préfère, à enquêter sur les faits divers et les milieux interlopes. Le pseudonyme, il l’a pris pour bien distinguer que les photos, c’est sa passion privée, qu’il veut séparer de son métier. Même si, c’est évident, son métier a probablement aiguisé son regard pour les côté sombre de la ville, les ruelles désertes la nuit photographiées le long d’un verre brisé ou d’un paquet de cigarettes vide oublié sur le rebord d’une fenêtre.

Instagram, plate-forme de partage de photos lancée en 2010 par l’américain Kevin Systrom et le brésilien Mike Krieger et revendue deux ans plus tard pour environ un milliard de dollars à Facebook, revendique aujourd’hui quelque 400 millions d’utilisateurs (contre 1,5 milliard pour Facebook) et devient de plus en plus populaire auprès des internautes qui en ont marre du mélange de haine et de mythomanie déversé quotidiennement sur le site du grand frère. Ici, on poste ses photos et on se la ferme – si ce n’est pour un like ou un émoticône collé derrière la photo. Il n’est donc pas étonnant que presque tous les grands musées et galeries d’art et de plus en plus de photographes et d’artistes y créent des comptes sur lesquels ils partagent leur actualité, leurs références, leur vécu en images. Au Luxembourg, l’évolution est plus lente, seuls quelques rares artistes utilisent cette manière de communiquer, soutenus par de nouvelles initiatives de promotion de la scène locale comme Art Work Circle ou Lux Art Contemporary. Mais les photographes sont d’autant plus actifs, notamment une nouvelle garde de ceux qui n’ont jamais dû faire la transition de l’argentique vers le numérique – parce qu’ils ont immédiatement débuté avec des caméras digitales. Une petite communauté d’« instagrameurs » se retrouve même régulièrement pour des rencontres appelées Instameet – la prochaine aura lieu le 6 février –, où s’échangent trucs et astuces, comme dans un vrai club de photographes amateurs.

Deadeyezone, lui, fait son chemin plutôt seul. Il se ballade, voyage, traverse la ville à pied à toutes les heures de la journée et par tous les temps. Et capte une lumière, un beau coucher ou lever du soleil, une fleur qui résiste timidement au froid... « Une grande partie de ma manière des faire des photos, je la dois à Martin Linster (photographe du Land de 1997 à 2011, ndlr.) », raconte-t-il, que c’est Linster qui lui a appris de toujours s’approcher du sujet de son image plutôt que d’utiliser des zooms à tout va. Modeste, presque humble dans ses ambitions, il affirme ne vouloir que « documenter les choses telles qu’elles sont aujourd’hui », notre quotidien. Un aspect qui est trop souvent délaissé par la presse aujourd’hui, surtout la presse magazine, qui, frappée de plein fouet par la crise, a arrêté de publier de grands reportages photos documentant notre époque. Et déjà, les archivistes pleurent la perte de cette mémoire visuelle. Car sans les Robert Capa, Cartier-Bresson, Théo Mey, Tony Krier ou Pol Aschman, on ne saurait reconstituer la vie dans les années 1940, 60 ou 80. Deadeyezone, lui, ne veut en aucun cas se comparer à ces illustres prédécesseurs, « je n’ai aucune ambition artistique » dit-il, tout en faisant constamment des recherches sur l’exposition des images, la lumière naturelle, surtout de nuit (il adore les tons bleus, froids), le vignettage, la texture. Et n’a pas honte d’avoir recours à des applications numériques pour retravailler les photos jusqu’à ce qu’elles aient l’aspect qu’il recherche (excluant toutefois la surenchère de filtres).

Alors, bien que les puristes de l’image argentique ou de la photo naturaliste l’aient en horreur, Instagram n’est jamais qu’un vecteur, un média qui permet aux uns de partager et aux autres de regarder des photos. Angela Merkel ou Barack Obama l’ont bien compris, puisqu’ils utilisent le site (comme les autres réseaux sociaux) pour leur storytelling poussif, qui les érige en héros si humains. « Je sais que c’est extrêmement éphémère », concède Deadeyezone, mais que l’utilisation de hashtags, qu’il soigne avec de longues listes de termes qui pourraient fédérer, lui permet d’être vu par des centaines de gens à travers le monde qui ont peut-être les mêmes centres d’intérêt que lui. Il a aujourd’hui presque 800 abonnés et en suit 850, qui aiment ou partagent cette idée qu’on doit célébrer la banalité, voir son entourage, continuer à s’émerveiller des petites choses. « C’est anonyme, mais en même temps, tu apprends tellement de choses sur la vie des gens », affirme-t-il. Ou, pour le dire avec Susan Sontag : « Parler de la photographie, c’est parler de la vie ».

josée hansen
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