Blocage des sites Internet

Oui, mais pas à la louche

d'Lëtzebuerger Land vom 29.11.2013

L’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne a estimé cette semaine que le principe consistant à imposer à un fournisseur d’accès à Internet de bloquer l’accès à des pages spécifiques était compatible avec le droit européen. Il se prononçait dans une affaire opposant un fournisseur d’accès à Internet (FAI) autrichien à des détenteurs de droits audiovisuels qui s’estimaient lésés par l’accès à un site de streaming de film qu’entendait maintenir ce FAI pour ses clients internautes. Il est probable que la Cour de Justice suive cet avis.

Avec l’augmentation du débit des accès à Internet, le streaming s’est imposé graduellement comme une alternative crédible au téléchargement. Cela vaut pour la distribution légitime de contenus par le biais de canaux mis en place en accord avec les ayant-droits, mais aussi pour le piratage. De nombreux sites de partage de fichiers ont commencé à proposer le streaming comme méthode additionnelle pour, par exemple, visionner un film proposé par des internautes, tandis que d’autres, comme kino.to dans l’espace germanophone, ont trouvé leur public en tant que spécialistes du streaming. C’est donc un nouveau front qui s’est ouvert entre l’industrie cinématographique et le monde du peer to peer. Si les ayant-droits n’arrivent pas à faire fermer un site, peuvent-ils forcer un FAI à en bloquer l’accès ?

La Cour suprême autrichienne était appelée à trancher dans un différend entre des ayant-droits et le FAI UPC. Ce dernier avait été condamné à bloquer l’accès à kino.to, un site fermé depuis, mais avait fait appel. Au plan juridique, la question était de savoir si un FAI est à considérer comme un intermédiaire dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d'auteur. L’avocat général Cruz Villalon a estimé que c’est bien le cas et que, par conséquent, ce FAI peut faire l’objet d'une requête » de la justice.

Cependant, l’avis de l’avocat général est assorti de conditions qui montrent que ce n’est qu’avec précaution que les magistrats sont disposés à autoriser de telles mesures de blocage de sites. Il a précisé que les mesures de blocage ne peuvent pas être formulées dans des termes trop généraux et doivent être décrites de manière concrète. En outre, elles doivent être proportionnées. Il s’agit d’éviter qu’une requête de blocage serve à instrumentaliser un FAI dans le cadre d’une démarche portant atteinte à la liberté d’information. L’avocat général prévoit même, s’il s’avère trop compliqué et trop cher pour un FAI de mettre en place seul le blocage requis, que celui-ci puisse prétendre à une participation aux frais du demandeur du blocage à sa mise en place.

Le fait que les internautes puissent contourner des mesures de blocage, par exemple en utilisant des serveurs de noms de domaine (DNS) ou en s’adressant à d’autres FAI, n’est pas suffisant pour justifier un refus des mesures de blocage, a fait valoir l’avocat général. Supposer auprès de chaque utilisateur la volonté de parvenir à accéder à un site malgré un blocage reviendrait, à son avis, à supposer, de manière injustifiée, une volonté systématique d’enfreindre la loi de la part des utilisateurs. L’existence de moyens, même simples, de circonvenir des mesures de blocage n’est pas un argument suffisant pour s’opposer au principe de telles mesures.

Les instances européennes doivent remettre sur le métier une directive sur le droit d’auteur dans l’univers numérique, avec une proposition de la Commission européenne attendue durant les premiers mois de 2014. L’avis nuancé de l’avocat général n’aura sans doute pas d’impact direct sur ce débat, si ce n’est de montrer, si besoin était, qu’il n’existe pas de solution magique à ce conflit entre possibilités de partage offertes par les technologies du Net et protection du droit d’auteur.

Jean Lasar
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