L’application Hoplr décolle dans plusieurs communes. Cohésion sociale et économie circulaire en sont les carburants

La fête des voisins 2.0

d'Lëtzebuerger Land vom 02.12.2022

François cherche des tréteaux et des planches. « Je fais du tri chez moi et je souhaite me faire des plans de travail, le temps de cette tâche », détaille-t-il. Agathe lui offre une table de jardin « dont les pieds se replient » et Leopoldo l’informe que « la ville loue des tables et des bancs de brasserie gratuitement ». Thomas propose de faire du babysitting, de promener les chiens et de faire les courses. Six personnes saluent cette initiative par une icône de clap de mains et Nadine commente : « Je recommande Thomas comme babysitter ». Ionna a une lampe à donner, mais personne n’a répondu à son message. Pas plus que pour l’aspirateur de Cyril ou le manteau de Denise. En revanche les bottes de Mithila ont trouvé preneur, tout comme le « griffoir pour chats » de Paul et Sophie fera le bonheur du chat qu’Hannah vient d’adopter. Tous ces habitants de Bonnevoie-Sud communiquent entre eux à travers l’application Hoplr nouvellement proposée par la Ville de Luxembourg à ses résidents.

À Useldange, Laurent avait une baignoire pour bébé à donner. « Je ne voulais pas la poster sur Facebook pour éviter d’avoir trop de réponses à gérer. Et puis, je voulais pas que quelqu’un la prenne pour la vendre ensuite. Je fais plus confiance aux personnes sur Hoplr. Le lendemain de ma publication, un habitant de la commune est venu la chercher », explique ce trentenaire. Il constate que ce sont surtout les nouveaux habitants qui s’inscrivent sur la plateforme et y proposent de l’aide, « mais il y a peu d’interactions, sans doute parce que c’est trop récent ». Selon lui, les communications envoyées par le canton (de Redange qui comprend plusieurs communes) connaissent plus d’échos : « Ils informent sur les marchés de Noël ou les spectacles de fin d’année, ça fait moins de flyers dans les boîtes aux lettres ».

Créé en 2016 à Gand, dans les Flandres belges, Hoplr affiche aujourd’hui 150 communes ou « gouvernements locaux » affiliés et 800 000 personnes inscrites. Son développement a été particulièrement rapide pendant les périodes de confinement où « le besoin de lien social et d’aide entre voisins était criant », estime Jonas Swartelé, Customer Success Manager chez Hoplr. Dix communes du Grand-Duché se sont affiliées à ce « réseau social des voisins » et plusieurs autres sont en cours de négociation. Strassen était la première, en septembre 2021. « En quelques semaines, 25 pour cent des ménages étaient inscrits. Cela montre le besoin de nos citoyens d’échanger et de connaître leurs voisins, en particulier dans une commune qui compte plus de soixante pour cent d’étrangers », se félicite Nico Pundel, le bourgmestre de Strassen (CSV). Pour s’assurer de ce succès, la commune a organisé une réunion d’information, affiché une campagne de promotion et distribué des lettres d’invitation (en trois langues, luxembourgeois, français et anglais). Dans la capitale, Hoplr a démarré en octobre dernier et compte à ce jour presque 7 400 inscrits, « avec près de 650 nouvelles inscriptions rien que pour le mois de novembre », précise Maurice Bauer (CSV), échevin en charge de l’action sociale et de l’intégration. La ville a été découpée en 18 zones qui rassemblent parfois plusieurs quartiers pour atteindre une masse critique de mille à 3 000 ménages. Le taux de conversion est variable avec plus de vingt pour cent d’inscrits à Cessange (25,6 pour cent), Cents (22,4), Dommeldange/Weimerskirsch (21,6) et Kirchberg (20,3), mais autour de dix pour cent à Bonnevoie-Sud (13,1), Bonnevoie-Nord/Hamm/Pulvermühl (12,7), Gare (10,2) et même moins en ville-haute (6,9). « Il est difficile de tirer des leçons sociologiques de ces chiffres, car nous ne connaissons pas le détails des profils des utilisateurs », s’excuse l’échevin.

Le service communication de la Ville nous a permis d’oberver les messages postés. Nous n’avons pu en lire que les intitulés, l’administration n’ayant pas accès aux contenus détaillés, sauf si l’utilisateur l’autorise. On constate que l’utilisation de la plateforme est assez homogène dans les différents quartiers de la capitale : des chats perdus, des objets à vendre ou à donner, des signalements de vandalisme ou de risque de cambriolage, des propositions de babysitting, des recherches de femmes de ménage, des aides techniques (un électricien à Belair, un informaticien à Cents), parfois un événement (un atelier de calligraphie à Bonnevoie, un cours de massage pour bébés au Limpertsberg, une soirée de jeux de société à Merl…). On lit encore des invitations à participer à des activités (chorale, marché de vêtements d’occasion, running, jouer au poker…). Certains sujets prennent une tournure plus engagée comme un message informant d’une pétition d’Amnesty International ou une discussion sur les déjections canines et les nuisances des corbeaux. La plateforme est aussi un canal de communication pour les communes qui y font mention d’événements, peuvent lancer des sondages, informer de travaux ou de services. Les travailleurs sociaux de quartier (Inter-Actions par exemple) et les syndicats d’intérêts locaux ont aussi la possibilité de s’adresser aux habitants. « Dans l’ensemble, les thèmes les plus abordés sont classés dans la rubrique ‘économie locale et circulaire’ », nous apprend Maurice Bauer qui y voit un signal positif par rapport à l’objectif de la Ville de « renforcer la cohésion sociale ».

Cet objectif est au cœur de la réflexion de l’Asti qui a été le promoteur de Hoplr au Luxembourg. L’association cherchait un outil de cohésion sociale, permettant notamment aux étrangers de se sentir aussi chez eux, de participer à la vie de leur quartier en faisant fi des barrières linguistiques. « En 2018, nous avions lancé une travail de recherche de lieux qui seraient ouverts à tous et gérés par les habitants », rembobine Philippe Eschenauer, responsable du projet à l’Asti. L’année suivante, des fonds européens étaient trouvés pour former des agents d’accueil pour ces lieux de rencontre. Mais la pandémie est arrivée et les rencontres n’étaient plus possibles. « Nous avons alors cherché un autre outil de cohésion sociale. Après avoir observé une vingtaine d’applications de voisinage, nous avons choisi Hoplr. Contrairement à l’Américain Nextdoor ou l’Allemand Nebenan, il n’y a pas de publicité car le projet est financé par les pouvoirs publics », détaille-t-il. Le prix de la licence varie en fonction du nombre d’habitants. À titre d’exemple, la Ville de Luxembourg débourse 50 000 euros par an. Après des contacts fructueux avec les Belges de Hoplr, l’Asti entreprend de faire traduire l’application en luxembourgeois, puis démarche la Ville de Luxembourg, début 2021. « Au départ, les responsables politiques étaient sceptiques sur les questions de sécurité et de confidentialité. Ils ont fait travailler leurs avocats et leur service informatique avant de valider le projet. » Entre temps d’autres communes ont rejoint le mouvement qui prend maintenant de l’ampleur. « Pour que cela fonctionne bien, il faut que la commune fasse la publicité de cet outil et en explique le fonctionnement », ajoute le travailleur social. Il constate que ce sont en priorité les non-Luxembourgeois qui s’inscrivent et que l’anglais est assez courant dans les messages et discussions, notamment à Luxembourg, Strassen et Hesperange, les communes les plus internationales. Dans la capitale, la moitié des enfants ne fréquente pas l’école du quartier, un lieu où les relations de voisinage se nouent habituellement. « Dans notre société individualiste, où beaucoup de gens restent dans leur bulle, aller vers ses voisins est une démarche parfois difficile. On n’ose pas déranger, on ne parle pas la même langue. Il est plus facile d’établir un premier contact virtuellement, d’autant qu’un outil de traduction automatique est incorporé à l’application, ce qui facilite les discussions », estime encore Philippe Eschenauer qui déplore aussi la disparition des bistrots de quartier, lieux de socialisation par excellence.

Maxime Derian, chercheur au C2DH soulève un paradoxe : « La technologie nous isole, fascinés que nous sommes par les flux d’images et d’informations, absorbés par les outils qui sont censés nous simplifier la vie. En même temps, c’est précisément cette technologie qui recrée du lien, à travers une application comme Hoplr. » Si certains parlent de « Facebook de quartier », le sociologue préfère une autre analogie et voit dans Hoplr « une extension numérique de la Fête des voisins ». Car, contrairement au réseau social de Zuckerberg, « Hoplr est un réseau fermé, limité aux habitants d’un même quartier, donc en nombre réduit, loin des fils d’actualité trop denses où l’information se trouve souvent noyée. Aucun algorithme ne filtre les messages et aucune publicité n’est proposée », communique Maurice Bauer. Il insiste sur la responsabilité de chacun quant aux messages envoyés : « Les discussions et les échanges doivent rester amicaux, civilisés et positifs ». Il ajoute que les personnalités politiques ont été invitées à ne pas utiliser la plateforme pour faire campagne. La modération est l’affaire de chacun. Les usagers sont invités à rapporter les propos insultants, racistes, discriminatoires… ou à signaler les publicités, interdites. « Lorsque nous recevons un signalement, nous informons la personne pour qu’elle retire son message. Si elle réitère, il est possible de la bloquer », détaille Jonas Swartelé. Pour Luxembourg-Ville 25 messages ont été retirés (dont vingt à cause de contenus offensants, les autres étant des publicités, selon le service communication) et quatre utilisateurs bloqués depuis le lancement.

Pour le sociologue, un risque de ce réseau est de voir s’y développer des clivages entre des sous-groupes autour de discussions politiques, religieuses ou sociales: « On veut être ensemble, mais pas tous ensemble ». La question de la sécurité des données est un autre écueil possible, même si les promoteurs sont rassurants : « L’accès est complètement gratuit, privé et sécurisé. Les données des riverains sont respectées selon les règles européennes », rassure la firme belge. Le responsable clients n’a pourtant pas de réponse à nous donner quant à ce qu’il adviendrait des données lors d’une possible vente de la société à un autre groupe ou réseau international. Le sociologue pointe encore une limite liée à la fracture numérique : « Certaines personnes, notamment les personnes âgées, peuvent être exclues du réseau alors que ce sont elles qui en ont sans doute le plus besoin ».

France Clarinval
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