Avec Radikal_Viral, DasRADIAL signe son premier album studio, un manifeste sonore autour des côtés sombres de la société digitalisée

Survivre en dystopie digitale

d'Lëtzebuerger Land vom 13.06.2025

On le connait surtout sur les scènes de théâtre ou sur les écrans de cinéma. Que le touche-à-tout Max Thommes est aussi musicien à ses heures (pas du tout) perdues, celles et ceux qui ont suivi l’histoire à succès du groupe de rock indé Inborn le savent depuis longtemps. Le groupe avait pris ses cliques et ses claques pour quitter un Luxembourg souvent asphyxiant et limité en termes d’opportunités de développement de carrière. Inborn poussa plus loin son exil que ne le fit il y a quelques années Tuys qui s’installèrent à Berlin. Un de ses membres a fondé Two Steps Twice, label de DasRADIAL.

Inborn avait contacté Ross Robinson sur Myspace un peu comme on jette une bouteille à la mer. Celui-ci s’était montré tout feu tout flamme pour produire leur prochain album et le groupe avait enregistrer leur disque à Los Angeles avec le mythique producteur de Slipknot et Korn, mais aussi et surtout de The Cure, Deftones et Klaxons, des groupes qui faisaient déjà partie de l’ADN d’Inborn et dont on entendrait quelques échos sur Persona, leur dernier album qui reste à ce jour un des disques de référence en termes de rock indé luxembourgeois.

Après que le groupe eut cessé ses activités, Max Thommes fut loin de laisser tomber la musique. Il intégra un peu plus ses créations musicales dans ses pratiques théâtrales : Sous l’alias de DasRADIAL, il commença à mettre en son des textes d’auteurs comme Heiner Müller ou Alan Ginsberg dans des performances à mi-chemin entre concert et lecture. Max Thommes joua dans de petites salles et des maisons théâtrales, son parcours de comédien lui permettant de donner voix et corps à l’entité robotique de DasRADIAL, où l’amour pour la fabrication de beats était d’abord au centre de la chose. « C’est au cours de ces concerts, qui allaient en se multipliant, que j’ai réalisé avoir besoin non seulement d’un nom, mais aussi et surtout d’un masque. »

Car d’entrée de jeu, il était clair que pour DasRADIAL, Max Thommes n’allait pas se contenter d’un projet solo musical comme le font souvent des musiciens une fois que le groupe dans lequel ils ont fait leurs premiers pas a cessé d’exister : « DasRADIAL était dès le départ conçu comme un projet à forte dimension performative », se souvient Thommes, ce dont le maquillage argenté, robotique, comme une sorte de clown un peu triste, soumis au diktat des machines, est en quelque sorte le signe le plus voyant.

« Le maquillage m’aide à devenir quelqu’un d’autre sur scène, à endosser le rôle de quelqu’un qui ne serait pas moi-même. Bien évidemment, j’aurais pu faire de la musique sous mon nom, mais j’aime à croire que cette musique aurait été fortement différente. En écrivant de la musique pour DasRADIAL, j’écris toujours du point de vue de mon personnage, que j’enchâsse dans le processus créatif. Il y a toujours quelque chose d’un peu robotique dans cette musique, quelque chose qui la différencie de la musique que j’aurais faite si je l’avais écrite sous mon nom propre. »

Cet aspect performatif, le musicien le met aussi en pratique sur scène quand il joue. Il adore le flux d’énergie qui se libère quand on donne libre cours à ses impulsions créatives sans être sûr à cent pour cent de ce qu’il en résultera. Il aime se fier au tourbillonnement énergétique qui le traverse : « Je préfère mille fois ça à ces comédiens au jeu maîtrisé et qui à chaque représentation vous font traverser le même parcours. C’est d’un ennui », s’amuse Thommes. Pour lui, l’écriture et la performance musicales ne sont pas à dissocier de ses autres pratiques artistiques : « En tant qu’artiste, il faut se concevoir soi-même comme un tout. Une œuvre d’art complète. »

Une fois les bases artistiques de DasRADIAL jetées, il ne restait plus qu’à lui insuffler vie, et donc à écrire des chansons. Les choses progressèrent quand Thommes joua dans le documentaire de Nothing to Hide de Marc Meillassoux. Pour ce film, le comédien accepta de se laisser surveiller digitalement pendant trente jours. Au bout de ce mois de panoptique digital, des experts procédèrent à l’analyse des métadonnées. Thommes, qui venait de faire l’expérience du pouvoir écrasant des contrôles, écrivit, à la demande du réalisateur, Data_ich, que l’on peut entendre au générique et qu’on retrouve sur l’album Radikal_Viral.

Cette toute première chanson de pop électro mélancolique jetait la base de la dystopie digitale que DasRADIAL allait esquisser puis développer, lui donnant un habillage sonore mécanique et déshumanisé, mais aussi, à travers les synthés, poignant et sensuel. Des beats efficaces, la voix à la fois chaude et robotique de Max Thommes, entre spoken word et mélodies entêtantes, des nappes de synthés rétrofuturistes et une manière efficace d’épouser la forme et le fond, de trouver une ambiance sonore qui colle au sujet évoqué. Dès ce premier morceau, DasRADIAL a trouvé une identité stylistique, une empreinte qui sera affinée au fil des années.

Après une première écoute de Radikal_Viral, on se dit qu’on est loin du rock indé d’Inborn, qui, sur Persona, avait plutôt imaginé ce qui se serait passé si on avait enfermé dans un studio Aydo Abay de feu Blackmail et Brian Molko de Placebo avec une section rythmique de The Klaxons, le tout sous la direction musicale de Robert Smith et d’Omar Rodrigues à qui on aurait enjoint de laisser tomber ses digressions d’avant-garde pour trouver de la pop étincelante au milieu d’un univers de noirceur.

Et pourtant : au-delà de son amour pour la fabrication des beats et des nappes électroniques, qui datent de son temps avec Inborn, Max Thommes retient, de cette époque, une manière de faire les choses : « Avec Inborn j’ai appris comment faire de la musique, comment travailler en studio. L’enseignement de Ross Robinson continue d’exercer une influence sur ma façon de produire de la musique. Je retrouve parfois chez moi sa manière de travailler, de penser. Et puis, il y a ce côté sombre que nous avions travaillé pour Inborn, Cédric [Kayser, ndlr.] et moi, et qui fait partie intégrante de DasRADIAL », explique Max Thommes.

Il poursuit : « Je me rends compte qu’il y a parfois des beats et des mélodies de synthé qui me reviennent de cette époque-là. J’ai évidemment cherché à m’émanciper de qui j’étais du temps d’Inborn, à trouver une voie sonore bien à moi et à ne pas trop fouiller dans ce que je connaissais, ce que je maîtrisais déjà. Mais il y a cet alphabet, ce dictionnaire qu’on s’est créé pour soi et dans lequel on puise pour construire ce qui va venir. Et dans ce dictionnaire, il y aura toujours I comme Inborn. »

De la première chanson écrite pour le projet DasRADIAL à l’album complet, sept années se seront écoulées. Pour le musicien, cet album constitue non seulement la consécration de ces années de labeur, mais aussi la fin d’une première phase musicale. C’est pour cette raison qu’on retrouve pas mal d’anciennes pistes, le tout formant une expédition dans un univers dystopique, que Thommes évoque sans pour autant vouloir jouer au moralisateur. « Je ne veux pas pointer du doigt ou dire que le monde est complètement foutu, mes chansons ne sont pas là pour améliorer le monde. Mais je vois bien que les choses ne se passent pas comme elles le pourraient, et que le monde digital nous distrait au point que certaines réalités sociopolitiques nous échappent et nous y restons aveugles. »

La digitalisation vue comme le nouvel opium pour le peuple : c’est un peu le fil rouge qui relie les onze chansons de l’album, son ossature invisible, le fond sémantique commun sur quoi s’appuie la diversité stylistique de Radikal_Viral. Les textes parlent d’amour au temps du « marché aux puces » que sont Tinder et consorts, de nuits berlinoises sous l’effet de substances illicites auxquelles on finit par succomber (Mikro_Welle), de la montée de l’extrême droite en Allemagne en particulier et partout dans le monde en général (Selbst_Schutz), des errances et pièges dans la jungle digitalo-capitaliste (Unterm_Radar) ou encore du changement climatique et des réactions contrastées face à cette nouvelle donne faite de main d’homme, qui angoisse et préoccupe certains alors que d’autres restent dans le déni et le refoulement. Alors que la chanson s’achemine vers son apogée de techno pulsante, Thommes assène un constat aussi sec que mélancolique : « Wir trollen die Umwelt tot und träumen sie rein/Wir leben immer länger, doch das hat alles nichts gebracht/Wir schauen zurück und wissen dass bald alles hier zusammenkracht/Unser Traumland steht in Flammen/Das ist aus Menschenhand gemacht/ Wir zünden alles an doch dass es brennt hat Niemensch je bedacht. »

« De manière générale, j’ai du mal à écrire une chanson qui soit exempte de message. Quand il m’arrive d’écrire sur l’amour, je le fais en réfléchissant à nos pratiques amoureuses au temps des apps de rencontre et des réseaux sociaux, en essayant de comprendre en quoi ces outils ont impacté la manière dont nous comprenons, dont nous vivons l’amour. Mon approche est toujours politique ou sociopolitique. » Et même quand la digitalisation semble loin, elle sourdre en arrière-fond : « Quand j’évoque la montée de l’extrême-droite ou le changement climatique, je ne parle pas de façon directe des médias digitaux. Et pourtant, on sait que TikTok a aidé l’extrême droite à s’inviter dans les chambres des adolescents et des jeunes adultes, on voit à quel point l’enchevêtrement de demi-vérités et de mensonges sur les réseaux sociaux a aidé les climatosceptiques à semer le doute. »

Comme (presque) aucune pratique de notre quotidien ne se passe plus de l’appui massif des réseaux sociaux ce fil conducteur a déterminé le titre de l’album : Radikal_Viral parle de nos vies sous la domination des écrans, des mutations sociopolitiques induites par le changement de paradigme du tout-au-digital, évoque une dystopie qui est d’ores et déjà devenue notre réalité de tous les jours.

Entre Terror_Terrestris, l’ouverture aux tonalités sombres et menaçantes, où Thommes décrit, sous des beats minimalistes et des violons synthétiques lancinants, l’avènement d’un homme-machine digne d’un film de Cronenberg, et la clôture d’album Tür_Politik, sur lequel la fast fashion et le monde du clubbing métonymisent des inégalités créées par le capitalisme, l’accès refusé au club, petit bobo narcissique du hipster berlinois, devenant ici une métaphore d’une Europe qui exploite ses travailleurs délocalisés tout en leur refusant l’entrée sur un territoire où l’on profite grandement de leur exploitation, DasRADIAL décline, en onze titres, non seulement les maux du capitalisme digital, mais tout un univers de pop électro où Falco côtoie All Diese Gewalt, la dark wave la technopop, le spoken word des mélodies à l’autotune sensuelle.

Ainsi, Radikal_Viral ne détonnerait pas dans une playlist dévouée aux références du genre de la pop électro et dans laquelle on eût mis, aux côtés des pépites de l’album, du Baxter Dury, du CHVRCHES, du Health, du Crystal Castles, du Hot Chip, du Modeselektor, du Vitalic ou encore du Jamie XX. Le Luxembourg avait déjà sa flopée d’albums de rock indé excellents, (au moins) un chef d’œuvre du mathrock ainsi que toute une série d’albums de métal et de hardcore qui ont fait date. Lui manquait encore un album électro de référence. Avec Radikal_Viral, ce manque est plus que comblé.

Jeff Schinker
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