Comment les économies d’une vie se volatilisent dans un circuit de blanchiment international. Les enseignements du détournement de la « Caixa » 

Off/On-Shore

Les locaux de feu Caixa Geral de Depositos Luxembourg au coin de la rue Goethe et de l’avenue de la Liberté
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 19.03.2021

Arnaque, crime et mécanique Les magistrats de la seizième chambre du tribunal correctionnel de Luxembourg ont rendu la semaine passée un jugement qui fera date dans l’histoire locale de la criminalité financière. Quelques semaines après la publication dans les médias internationaux de l’enquête Openlux attestant des difficultés à identifier les bénéficiaires effectifs des sociétés boîtes aux lettres luxembourgeoises, les autorités judiciaires ont fini de démêler les nœuds d’une mécanique de blanchiment mise en œuvre entre Luxembourg, la Suisse, Hong-Kong, Paris, Marbella ou encore le Maroc. Ce procès hors-normes qui s’est déroulé en deux temps entre octobre et décembre de l’année dernière, repoussé puis interrompu pour cause de pandémie, est revenu sur des délits commis entre fin 2011 et début 2012, à savoir un détournement de 3,5 millions d’euros à la Caixa Geral de Depositos (CGD), établissement bancaire alors installé sur l’avenue de la Liberté, et le blanchiment de l’argent détourné. Les magistrats se sont ensuite donné un peu de temps pour rendre leur verdict, du fait de la complexité du dossier. Sur 211 pages, le jugement de l’affaire « Caixa » se lit comme un scénario de film de Guy Ritchie (Snatch ou Lock, Stock and Two Smoking Barrels) avec des personnages hauts en couleurs, accidentés de la vie ou malavisés dont les histoires s’imbriquent et basculent dans une criminalité caricaturale.

Dans ce théâtre judiciaire, apparait d’abord le principal accusé, le banquier Raul Lata. Ce natif du Portugal a atterri en 2009, à l’âge de quarante ans, dans la filiale luxembourgeoise de cette institution publique portugaise. Il avait au préalable travaillé pour Kaupthing, groupe bancaire islandais présent au Grand-Duché qui a fait faillite au cours de la crise des subprimes. Au moment des faits, Raul Lata est divorcé et papa d’une petite fille de onze ans qui vit chez sa mère. Chez Caixa Luxembourg, petite structure d’une trentaine d’employés, Raul Lata est responsable des « clients préférentiels », trois centaines de particuliers qui possèdent une adresse électronique particulière (au nom fantaisiste) du banquier, ainsi que son numéro de téléphone privé, pour le joindre à toute heure.

Vient ensuite Emmanuel Abramczyk : autoproclamé entrepreneur des commodities et des diamants au moment des faits. Entre 1990 et 2007, il a été forain, gestionnaire de sociétés de location de cassettes vidéo et de développement d’un module de localisation de GSM, puis courtier immobilier. En 2008, le collectionneur Eduard Martin Elzas lui a demandé de vendre sa collection de 300 diamants de couleur, la plus importante au monde, vente qui lui a conféré une certaine notoriété. Emmanuel Abramczyk considère Eduard Martin Elzas comme son « parrain » dans les diamants, relèvent les juges. À l’été 2011, le « diamantaire » (« tout au plus un bon amateur » selon Elzas dans le jugement) négocie des prêts avec la Caixa et déjeune avec ses directeurs pour préparer le voyage du responsable « entreprises » prévu pour novembre et destiné à estimer l’investissement dans un projet de courtage de diamants baptisé Loxley. Les hommes mangent au Pomodoro, restaurant italien de Roeser détenu par Manuel de Carvalho, devenu un ami d’Emmanuel Abramczyk et associé-en-devenir dans Loxley. Raul Lata est là lui aussi pour remplacer son collègue du corporate banking en congé. Puis il y a Jacques Mamane, « directeur commercial » dans le domaine des montres haut de gamme et ancien client de la Caixa. En 2006, l’entrepreneur a « introduit » (sic) Yasmin Akbache, restaurateur français résident du Maroc, à la Caixa. Il aime voyager « pour le plaisir », soulignent les juges. En effet, il partira en février l’année suivante à Hong Kong avec Raul Lata.

Quelques jours plus tard, toujours au mois d’août, Raul Lata se rend en Suisse dans les locaux de la banque BSI pour y ouvrir deux comptes et louer un coffre-fort. L’un des deux comptes, baptisé Imoanatal est dit numérique, c’est à dire anonyme. Sur les documents d’ouverture et pour annoncer une éventuelle future manne, le banquier prétend gagner 300 000 euros par an (ce qui est faux), posséder un matelas de placements en bourse et bénéficier d’un apport de ses parents pour investir. Lorsqu’il revient début septembre, la direction de Caixa décide de licencier le banquier. Ses résultats insatisfaisants et la fusion avec l’agence de Merl servent de prétextes. Les enquêteurs peuvent l’affirmer par la production d’un spécimen de lettre de licenciement produit par la fiduciaire BDO. Le licenciement, décidé hâtivement par la direction et accepté promptement par l’intéressé, le pousse à accélérer son dessein. Depuis plusieurs semaines, Raul Lata instille auprès de sa cliente portugaise « Julieta », qui a placé toutes ses économies (3,5 millions d’euros) dans des produits financiers distribués par la banque, l’idée que celle-ci risque de faire faillite. À l’approche de son dernier jour, le banquier conseille à sa cliente d’appeler le directeur de la Caixa pour clôturer son compte. Pour son ultime journée en tant qu’employé, Raul Lata fait signer à son directeur l’ordre de transfert de tous les sous de Julieta. Les 3,5 millions d’euros sont envoyés sur un compte en Suisse ouvert auprès de BSI Bank Lugano baptisé Imoanatal… anagramme du nom de la fille du prévenu. Le compte a été ouvert en Suisse, comprennent les juges, parce que l’argent du compte spolié venait initialement de là-bas. Un retour sur ses terres helvétiques ne devait pas éveiller trop de soupçons. Raul Lata retire sur place un demi million en cash. Un véritable feu d’artifices de transferts bancaires est ensuite organisé avec le (gros) reliquat d’argent volé. 

Liechtenstein Le 29 septembre, 1,8 million d’euros partent du compte Imoanatal vers un autre ouvert au nom de Fiducia Invest auprès de la banque Valartis au Liechtenstein avec comme référence « Paiement bateau ». Le virement est effectué sur base d’une facture émise par la société Factorex pour l’acquisition d’un yacht. Quelques jours plus tard, l’argent part en Lettonie, auprès de la banque Rietumu sur un compte au nom de ladite société Factorex. L’argent file par dizaines de milliers d’euros. Il est question d’acheter quatre pneumatiques Zodiacs d’évacuation. Puis de payer des réparations… une partie de l’argent atterrit à Hong Kong. Puis en Israël dans les livres de la banque Hapoalim, puis en Suisse chez HSBC… sans raisons particulières. 122 500 euros sont transférés à Dubaï (EAU) pour l’achat d’une montre « Richard Miles » (l’horloger se nomme Richard Mille). 43 000 servent à l’achat d’un Ranger Rover Evoque auprès de la société Factorex dont le compte à la Rietumu chauffe décidément. 

Hong-Kong Ce même 29 septembre, 1,2 million d’euros sont virés depuis le compte Imoanatal vers un compte ouvert au nom de Wenqi « Vincent » Wang à la Bank of Communications à Hong Kong. Les virements sur le compte « Vincent » à la China Construction Bank à Shanghai s’enchaînent ensuite. Puis de l’argent revient d’Asie via la succursale Bank of Communications de Francfort. Et trois virements les 10, 11 et 12 octobre 2011 arrivent sur un compte ouvert au nom de Loxley Management Group à la Caixa Geral de Depositos Luxembourg… sans notification particulière. En novembre, rebelote. Mais il est cette fois question de vente de diamants. 100 000 euros comme « Down payment for 5 Carats Diamonds ». Puis 130 000 euros ponctionnés sur le compte de Wenqi Wang en faveur de Loxley Management comme « Final payment ». Ou encore 95 000 euros qui reviennent par deux virements en novembre 2011 à la « Caixa » après être passés par Hong Kong, Londres… ils arrivent sur le compte des la société Sunvalley International Trading puis Loxley. Puis 264 000 dollars arrivent en février 2012 rue Goethe en provenance du compte de Obagem sàrl chez HSBC Paris. Ils bénéficient une fois encore à Loxley. Quelques milliers atterrissent en Belgique (Bank Van de Post) sur le compte d’un certain Eduard Martin Elzas après une boucle en Asie. Le compte d’une mystérieuse Natalja Eristova (présentée comme une prostituée, nom changé par la rédaction) dans les livres de la Deutsche Bank Malaga est crédité de 35 000 euros en novembre 2011 avec la communication « Personal Purchase » depuis le compte Wenqi Wang. 

La fraude est découverte le 17 octobre. Raul Lata avait organisé pour la veille un rendez-vous à la banque avec les représentants de « Julieta » afin d’expliquer les relevés… mais il s’avait qu’il n’irait pas puisqu’il avait quitté l’établissement depuis un mois. Il s’agissait de gagner du temps pour perdre la trace de l’argent. Une fois découvert le pot-aux-roses, Caixa demande à BSI de restituer les sous. En vain. Plainte est déposée le 24 octobre par l’étude Wildgen. Entre son licenciement et son arrestation en mars 2012, la vie de Raul Lata se confond entre loisirs et travail sur son blanchiment. Interrogé sur son lieu de résidence par les enquêteurs, il indique avoir séjourné à Almeria en Espagne « dans une hacienda chez des Russes, anciens clients de Kaupthing ». Endéans six mois, Raul Lata a dépensé 50 000 euros en voyages chez Sales Lentz, dont quatorze « pour le plaisir ». Le premier, le 1er octobre, est un séjour dans un palace à Monaco avec sa petite amie. Le dernier, la semaine du 3 au 10 mars, « des vacances sportives » (écrivent les juges) à l’hotel Kempinski, St Moritz en Suisse, en compagnie de la précédemment citée Natalija et d’une certaine Aida. Raul Lata est arrêté le 12 mars dans la luxueuse station de ski sur base d’un mandat international. L’enquête s’avère très compliquée. Après deux ans de besogne, elle accouchera de 35 classeurs, 70 rapports de police. Dix personnes seront inculpées dont huit renvoyées devant le tribunal.

Les rois de l’offshore Lors des interrogatoires, les employés proches du suspect numéro 1 se montrent hostiles. Une responsable conformité est remplacée par une employée en provenance de la maison-mère, les autorités notant que la première avait eu une « relation intime » avec l’un des directeurs soupçonnés, décédé entretemps. L’autre directeur est licencié rapidement car tenu pour responsable d’avoir négligemment signé l’ordre de transfert de 3,5 millions d’euros présenté par Raul Lata lors de son dernier jour. Les enquêteurs finissent par assurer que Raul Lata n’a aucun complice au sein de l’établissement… contrairement à ce que l’intéressé prétend. Ce qui vaut aux directeurs d’être inculpés. D’interrogatoire en interrogatoire, le prévenu est confronté à ses mensonges. Son récit évolue concomitamment. Au dixième interrogatoire, Raul Lata déclare naïvement « que tout cette histoire aurait dû être mise sous le tapis, étant donné que l’argent disparu aurait dû être couvert par l’assurance Imperio pour cause d’erreur humaine et que cela n’aurait jamais dû éclater en public. Cela aurait dû être une magouille interne à la banque et que les clients n’auraient jamais dû être lésés », conclut-il. Ses camarades n’aident pas davantage. Le diamantaire Abramczyk, le restaurateur Carvalho ou encore l’assureur Schmit (professionnel agréé utilisé pour blanchir l’argent) nient tout contact. Les enquêteurs recensent pourtant 19 appels « relativement longs » entre Abramczyk et Lata après son licenciement. Le Chinois Wenqi Wang, en relation depuis fin 2010 avec Abramczyk, est un homme de paille de la conviction des juges. Les « transferts et re-transferts (…) n’ont pu avoir pour autre but que d’éviter un simple in-out qui aurait immédiatement éveillé des soupçons de blanchiment auprès des services compliance des banques respectives », écrivent-ils. L’argent fait le tour du monde revient à la Caixa et est retiré en liquide par les complices de Raul Lata, Manuel de Carvalho et Emmanuel Ambramczyk. Seul un employé de banque (sur une vingtaine utilisées) au Liechtenstein s’est inquiété de voir qu’une même personne physique, en l’espèce Raul Lata, effectuait des virements pour le compte de sociétés entretenant des relations commerciales (en fait fictives). Le seul but de la manœuvre, cacher « le butin de Raul Lata, à l’abri (…) des regards et des poursuites, dans la mesure où il est de notoriété publique qu’il est extrêmement difficile voire impossible, de retracer les flux d’argent en Chine », écrivent les juges.

Last but not least, il y a en face de la filière Hong Kong, l’ingénieur du blanchissage liechtensteinois : Nadav Bensoussan. Le « roi de l’offshore » qui, depuis le seizième parisien, promettait le « paradis fiscal pour tous » est rattrapé par la patrouille luxembourgeoise. Jacques Mamane est allé chercher le self-made man de l’alt-finance à Paris pour placer l’argent détourné par Raul Lata. Il n’a fallu que deux passages à son bureau loué à l’avocat David Castel (un autre prévenu) pour signer un package (prétendument) à 34 000 euros comportant, à son nom, une société Hongkongaise (Konola) et un compte bancaire avec carte auprès de la banque lettone Rietumu. « Toute la correspondance de Konola revient à France Offshore en sa qualité de domiciliataire », lit on dans le jugement. Pour assurer son peu d’implication, Jacques Mamane précise qu’il ignorait que Konola était domiciliée à Hong Kong et quel était son objet social, « lui-même ne comprenant pas l’anglais et donc les documents signés au moment de l’achat de la société et de l’ouverture du compte ». Les protagonistes multiplient les témoignages bidons. Pour justifier un transfert de fonds de 40 000 euros en provenance de Konola, Yasmin Akbache évoque le remboursement d’un prêt réalisé voilà un an « pour dépanner » un certain « Philippe à Monaco » pour acheter une montre. France Offshore a mis en place pour ses clients l’usage de sociétés offshore dans les États à faible fiscalité ou à faible coopération fiscale ou judiciaire et où il est légal de placer comme gérant des prête-noms, Rietumu en Lettonie, Valartis au Liechtenstein mais aussi HSBC à Hong Kong ou Barclays à Londres, informe le jugement. « L’ouverture des comptes en banque sans se rendre sur place, écrivent les juges, a été permis à la production de documents certifiés émanant de l’étude de Me David Castel ». France Offshore, par l’intermédiaire de Jacques Mamane, remettait du cash à Raul Lata. L’argent en circulation dans les canaux bancaires, la contrepartie, alimentait d’autres clients de France Offshore qui n’avaient rien à voir avec l’affaire Raul Lata. On retrouve ainsi parmi les inculpés un autre client de France Offshore dont le compte a été utilisé pour financer un Range Rover. « Le tribunal a acquis l’intime conviction que le groupe de Nadav Moche Bensoussan était une véritable machine à blanchir de l’argent », lit-on dans le jugement. Pourtant, Nadav Bensoussan n’est pas condamné par la justice luxembourgeoise, tranchent les juges, car il l’a déjà été en France, cinq ans de prison et trois millions d’euros d’amende pour l’ensemble de son œuvre. 

En revanche, les magistrats voient rouge pour les autres, d’autant plus qu’une majorité du magot n’a pu être récupérée. Raul Lata est condamné à quatre ans de prison et 500 000 euros d’amende pour le détournement. Un sursis de deux ans est accordé du bout des lèvres par les juges pour le seul motif du dépassement du délai raisonnable, lequel tient pour beaucoup à la persistance du prévenu à induire les autorités en erreur… Son avocate informe le Land qu’ils discuteront d’un éventuel appel cette semaine. Jacques Mamane et Yasmin Akbache prennent deux ans d’emprisonnement avec sursis et 200 000 euros d’amende pour blanchiment. 18 mois de prison (ferme car condamnations préalables) et 150 000 euros d’amende sont prononcés à l’encontre d’Emmanuel Ambramczyk. Manuel De Carvalho part avec un an de prison avec sursis et 60 000 euros d’amende et Philippe Schmit, six mois avec sursis et 30 000 euros d’amende. Deux condamnés ont interjeté appel. Wenqi Wang est toujours recherché.

Pierre Sorlut
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