Le syndrome de l’ennui toucherait près du tiers des salariés

Actifs oisifs

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2016

Depuis le milieu des années 1970, date à partir de laquelle le chômage a commencé à augmenter en Europe (il touche aujourd’hui 9,1 pour cent de la population active de l’UE soit 22 millions de personnes) de nombreuses études ont été consacrées aux effets délétères qu’il exerce sur la santé physique et mentale des demandeurs d’emploi : un suicide sur cinq pourrait lui être attribué. Dans les années 1990 on s’est intéressé à un phénomène radicalement opposé, mais non moins destructeur, celui de l’excès de travail susceptible de dégénérer en burn-out, voire en karoshi (mort subite par arrêt cardiaque, pathologie connue au Japon depuis les années 60).

En revanche, jusqu’à une date très récente, quasiment rien n’a été dit d’une situation aussi répandue que préoccupante : celle des salariés en poste qui n’ont en réalité que très peu de tâches à accomplir. Cette souss-activité chronique provoque une souffrance connue sous le nom de « bore-out syndrom ». Deux consultants suisses Peter Werder et Philippe Rothlin en ont fait état en 2007 et un ouvrage vient de lui être consacré en France par Christian Bourion, professeur à l’ICN Business School (à Nancy et à Metz) avec un sous-titre révélateur : « Quand l’ennui au travail rend fou ».

Ce qui frappe en premier lieu est l’ampleur du phénomène : selon une enquête, la première du genre, publiée en septembre 2009 par le site d’offres d’emploi Stepstone et menée sur plus de 11 000 salariés dans sept pays européens, 32 pour cent des salariés (jusqu’à 39 pour cent en Allemagne) seraient concernés de façon plus ou moins importante, soit, selon l’auteur, trois fois plus que ceux qui sont menacés de burn-out ! Aux États-Unis on a pu calculer en 2005 qu’en moyenne 2,09 heures par jour n’étaient pas effectivement « ouvrées » faute de travail à accomplir.

Comment un syndrome de cette importance, qui touche tous les secteurs et toutes les catégories de travailleurs, a-t-il pu passer inaperçu ? En fait, il est assez familier des salariés, mais comme il souffre d’une forme d’omertà et n’émet que des « signaux faibles », il est longtemps resté hors de portée des radars des chercheurs, tout comme des statistiques. La sous-activité des salariés résulte principalement de la confrontation entre la baisse de l’activité d’une organisation et des obstacles juridiques et financiers à une réduction concomitante des effectifs qui aurait permis de les ajuster à une charge de travail plus faible.

La diminution de l’activité de l’entreprise peut résulter de nombreuses causes : ralentissement général de l’économie (la croissance du PIB de la zone euro n’a été que de 1,5 pour cent en 2015), évolution défavorable d’un secteur précis, comme la sidérurgie, ou encore éléments propres à une entreprise (produits obsolètes, mauvais choix stratégiques, erreurs de gestion, ...). La sous-activité peut aussi concerner un métier ou une fonction en particulier, en raison du progrès technique ou du changement des modes de production.

Face à cela, et à moins de considérer que la baisse d’activité est temporaire, il existe des blocages empêchant une organisation d’ajuster ses effectifs. Ils sont principalement d’ordre juridique, avec parfois une importante incidence financière. Le plus connu est le statut des fonctionnaires de l’État ou des collectivités publiques, qui, dans un grand nombre de pays, leur octroie un emploi à vie sauf révocation pour faute (très) grave.

Dans le secteur privé, le droit du travail est devenu trop protecteur. Très normatif, il néglige le besoin de souplesse des entreprises. Ainsi les procédures pour se séparer d’un salarié pour des raisons économiques sont devenues compliquées et très coûteuses en indemnités de sorte qu’il est souvent plus rentable d’attendre qu’un salarié démissionne, quitte à le maintenir en poste pendant un certain temps sans lui donner grand chose à faire.

Il y a donc bien là une stratégie délibérée de « création de sous-activité ». Une dimension intentionnelle que l’on retrouve dans un cas particulier : dans certaines organisations où le travail ne manque pas, certains salariés en sont écartés. Devenus indésirables pour diverses raisons ils sont « placardisés » c’est-à-dire relégués à des tâches peu prenantes et/ou inintéressantes. Connue de longue date dans la fonction publique, où le placard est plutôt « bienveillant » cette mise à l’écart se répand dans le secteur privé avec toujours le même objectif, celui d’amener les intéressés à tirer les conséquences de la situation en présentant « spontanément » leur démission.

Pourtant les chercheurs qui se sont penchés sur le bore-out syndrom ne notent pas de tendance marquée au départ volontaire (chez les salariés du privé, les fonctionnaires n’étant pas concernés) ni d’ailleurs à la colère ou à la rébellion. Pour de nombreuses raisons, dont la croyance au caractère temporaire de leur sous-activité et la crainte du chômage, les salariés touchés ont tendance à accepter la situation et cherchent plutôt à adopter des stratégies « de contournement » pour tromper leur ennui.

Certains s’orientent vers la recherche de nouvelles tâches au sein même de l’organisation, soit en les inventant, soit en empiétant sur celles qui sont normalement dévolues à d’autres collègues. Une solution d’autant plus simple que selon l’enquête de Stepstone « une personne sur trois se plaint, au contraire, d'avoir beaucoup trop de travail ».

Mais la plupart, après avoir accompli leurs maigres tâches, préfèrent se consacrer à des activités personnelles : lecture, video, navigation sur Internet, communications téléphoniques et messagerie, discussions entre collègues, parfois même sommeil ou travail parallèle. Divers stratagèmes sont développés : faire durer une tâche bien plus longtemps que ce qui est nécessaire à sa réalisation (très courant), s’absenter, dans une mesure raisonnable pour ne pas se mettre en faute, en faisant croire qu’on est là et autres astuces. Mais il est d’autant plus difficile de « tuer le temps » que certains salariés se sentent coupables de leur comportement d’adaptation.

Selon Christian Bourion, le syndrome d’épuisement par l’ennui (traduction littérale de bore-out syndrom) survient en-dessous de deux heures par jour d’activité effective et se traduit par des manifestations physiques pas toujours perceptibles par l’entourage et qui peuvent être confondues avec d’autres symptômes. Fatigue chronique, migraines, perte de sommeil et de concentration, irritabilité sont les troubles les plus courants et les moins graves, mais des affections plus sévères peuvent aussi survenir : des chercheurs britanniques ont établi qu’au Royaume-Uni ceux qui s’ennuient au travail ont eu 2,5 fois plus d’accidents vasculaires que les autres.

Les salariés culpabilisent d’être payés à ne rien faire et ont honte de l’avouer à leur entourage personnel (on peut supposer que l’entourage professionnel, lui, est au courant). En revanche, comme le note l’auteur, le « burn-out est tout à fait honorable » dans une société qui valorise la suractivité. Vis-à-vis d’eux-mêmes ils éprouvent un sentiment de mépris pour être réduits à accepter une telle situation. Ils perdent l’estime de soi et n’ont plus confiance en eux. Sur le plan professionnel, une sous-activité durable provoque une perte d’expérience préjudiciable et porte gravement atteinte à « l’employabilité » de la personne qui perd l’habitude de travailler. Son accoutumance à l’inactivité, qui est rémunérée et autorise une relative liberté d’action, peut finir par provoquer un « goût pour l’ennui et une aversion pour le travail ».

Christian Bourion considère de la gestion de cette « souffrance née du vide » sera désormais un enjeu majeur, aussi bien sur le plan managérial que sur celui de la santé publique. Il offre un panorama complet mais non exhaustif du phénomène : la sous-activité au sein d’équipes de travail, faute d’une bonne répartition des tâches et d’une disponibilité ‘suffisante des collègues ou de la hiérarchie n’est pas abordée alors qu’elle se rencontre fréquemment. De même la « placardisation » de certains salariés obéit à des motivations complexes. L’auteur n’évoque pas non plus les cas où l’organisation n’est même pas consciente de la sous-activité de certains salariés, puisque les intéressés n’en parlent pas toujours spontanément voire la dissimulent en tentant de paraître occupés pour protéger leur emploi.

Surtout, les salariés touchés par le bore-out syndrom et qui chercheraient des solutions pour en guérir seront probablement déçus, car l’ouvrage ne fournit pas de remèdes précis. Il préconise tout de même de ne surtout pas arrêter le travail (sous forme de congé-maladie par exemple) car cela revient à priver la personne du peu d’activité qui lui restait, de tout contact avec les autres et des trajets domicile-travail qui occupaient son temps.

Georges Canto
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