À quoi servent les musées ?

Un cadre pour les oeuvres

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2000

Certains collectionneurs, peut-être les plus farouches, stigmatisent le musée parce qu'il ne fait qu'imposer une relation normative et pédagogique à l'oeuvre. Or pour eux, l'oeuvre est une « expérience » singulière qui doit être « goûtée » dans l'intime d'une relation, le silence et le recueillement. Qui plus est aujourd'hui, dans le contexte d'une vogue de l'art, d'un tourisme culturel généralisé et d'une hyper médiatisation des expositions, le musée, dans la mesure où il y participe, semble réduire désormais le visiteur au rôle de combattant d'un nouveau genre. Celui-ci en effet, ne doit-il pas le plus souvent lutter pour entr'apercevoir les oeuvres entre les têtes, dans le brouhaha d'une queue leu leu sans fin ? Aussi, plus que jamais, pour ces collectionneurs farouches, « le musée, c'est la mort des oeuvres » !

Il faut tout d'abord souligner ici un paradoxe : à l'origine du musée, il y a la collection... c'est-à-dire le collectionneur ! Le goût de la collection, pour le retracer succinctement, se dessine dès le XIVe siècle, s'affirme à la Renaissance et devient véritablement un phénomène social au XVIIe et XVIIIe siècle. Or, très tôt se fait jour également, le sentiment, non seulement que la nécessité de l'oeuvre dépasse le simple regard privé du collectionneur, mais que ce seul regard pourrait aussi lui être mortifère. 

Ainsi en 1662, un érudit français écrit-il par exemple, combien il est « touché d'un sensible déplaisir que les amateurs de ces curiosités (...) les cachent avec soin (...), ils font connaître qu'ils ne les ont recherchées que pour les ensevelir dans le tombeau de l'oubli ». Une oeuvre, pour exister, doit être vue. Elle a donc besoin de « publicité », c'est-à-dire au sens des Lumières, d'être rendue publique.

Qui plus est, la place toujours plus centrale, que les Beaux-arts tendent à occuper dans la société européenne dès le XVIIIe siècle, s'accompagne d'une prise de conscience qu'il faut offrir, comme l'écrit Le Brun en 1776, à l'artiste et à l'amateur : « pour le premier, une source de nouvelles idées... pour le second, le moyen d'examiner, de comparer et de rectifier son jugement et ses connaissances ». Dès lors des collectionneurs, conscients de la nécessité d'une « communication de leurs biens », ouvrent leurs cabinets privés à la visite ou lèguent leurs collections à des institutions chargées d'en assurer l'accès public. Le don du galeriste parisien Yvon Lambert, de sa collection à la ville d'Avignon, n'est que l'épisode le plus récent de ce mouvement. 

D'ailleurs, faut-il le dire, l'entrée d'une collection au musée est ressentie par le collectionneur comme la consécration suprême de son activité. D'une part, parce qu'on la reconnaît digne d'être accueillie par l'institution. Et d'autre part, parce qu'elle lui fait de la « publicité », en l'instaurant comme figure exemplaire au coeur de la cité, par la capacité dont il fait preuve de dépasser son simple plaisir privé, et d'agir dans le sens de l'intérêt général.

Si le collectionneur peut critiquer le musée parce qu'il impose une relation normative et pédagogique aux oeuvres, c'est que pour lui, voir l'oeuvre comme « oeuvre », semble une évidence. Or la genèse sociale de l'« oeil esthétique » ne se dessine de fait qu'à la Renaissance.  En effet, « l'expérience esthétique », c'est-à-dire la capacité à « goûter les oeuvres » pour juger du Beau, est le fruit d'un long processus historique qui a requis un certain nombre de préalables. Tout d'abord, il a fallu porter sur les objets ce « regard désintéressé » qui ne sera théorisé par Kant qu'au XVIIIe siècle. Il consiste à saisir les objets sur le plan de la forme et non sur celui de leur utilité. De même, c'est à la Renaissance qu'émerge l'idée qui nous paraît banale aujourd'hui, de produire des objets simplement pour qu'ils soient « regardés ». Celle-ci n'a d'ailleurs aucune évidence encore aujourd'hui, dans beaucoup de sociétés extra européennes.

Dans L'oeil du Quattrocento, Michael Baxandall décrit le long apprentissage des hommes de la Renaissance, qui au début encore ne parviennent à saisir les oeuvres que sur le plan purement prosaïque de leur utilité. Dans la mesure où pour ces hommes, l'oeuvre a pour fonction essentielle de les représenter au sein de leur société, ils restent attachés à ce que l'artiste utilise des matériaux rares et chers, comme l'or et l'outremer. Elle doit faire la preuve ostentatoire de leur prestige social. Ce n'est que peu à peu, qu'ils deviendront sensibles à la technique du peintre, qu'ils s'attacheront à sa « manière », en même temps d'ailleurs que celui-ci prendra conscience de la spécificité de son art.

À travers cet exemple, on peut saisir l'effort qu'il a fallu produire pour véritablement dédoubler le regard que nous portons sur les objets, et pour que le « regard désintéressé » nous apparaisse aujourd'hui, comme un fait de nature. Savante et cultivée, l'expérience esthétique n'a rien de « naturel ». Elle est un mode particulier de relation que nous entretenons au monde des objets, le fruit d'un long apprentissage. Aussi, voir l'oeuvre et la « goûter » suppose d'adopter la posture qu'elle exige, d'adapter notre regard à l'expérience qu'elle requiert. Cela suppose, comme préalable, d'avoir intégré le processus de l'expérience esthétique.

Penser que la fonction pédagogique du musée serait superfétatoire et déviante par rapport à un usage légitime des oeuvres, c'est croire que l'oeuvre peut se « donner » par la seule évidence de ce qu'elle est, par le seul effet de sa puissance propre. Or, elle se donne moins, qu'on apprend à la voir. La fonction pédagogique que le musée assume est donc parfaitement légitime car il s'agit bien de former le public à porter sur les oeuvres le regard adapté. Il faut apprendre à voir une oeuvre, tout comme ces hommes du Quattrocento l'ont appris. Apprendre par exemple qu'il ne s'agit pas d'être ému parce que le tableau est l'image d'une Vierge à l'enfant, mais qu'il s'agit d'être sensible à la technique du peintre, à sa manière...

Cette croyance, que la force de l'oeuvre seule suffirait à imposer l'expérience esthétique, n'est que la marque de l'oubli du long processus de son inculcation. Dans la mesure où l'expérience esthétique est véritablement un « habitus », elle peut se vivre sur le mode d'un fait de la nature. Dès lors, stigmatiser le dévoiement du musée, parce qu'il veut attirer un public non averti, qui ne semble pas porté par un « goût » électif, peut apparaître quelque peu déplacé.

Pour un collectionneur, l'oeuvre est toujours une « expérience » singulière. Au détour d'une promenade, dans quelques lieux spécialisés, une oeuvre fait « acte de présence» , elle « lève les yeux » sur lui et le « regarde »... à son appel, il l'achète. L'investissement d'argent est toujours aussi celui d'un affect. On voit qu'ici, « l'expérience » singulière qu'appelle de ses voeux le collectionneur n'est que l'ultime stade de l'expérience en tant qu'elle est « esthétique ». Parce qu'elle est singulière pourtant, on ne sait pas comment une oeuvre nous touche. Dès lors, rien ne prouve que l'on ne puisse pas faire au musée, un usage privé des oeuvres à défaut qu'il soit privatif ! Rien ne nous garantit non plus, que le collectionneur entretienne un usage légitime aux oeuvres : parce ce qu'elle est « singulière », l'expérience de l'oeuvre peut être dévoyée. Le collectionneur peut être mû par des « intérêts » : la thésauriser, l'utiliser pour spéculer...

Le musée, dans la mesure où il arrache les objets à leur fonction pratique et nous les re-présente, nous permet de porter sur eux un « regard désintéressé », d'en faire une expérience esthétique. De plus, il impose d'établir un certain mode de relation aux objets présentés. En ce sens, le musée est vraiment normatif. Si un tableau religieux dans une église participe de la liturgie, exposé au musée, il ne demande plus de s'agenouiller devant lui. Tout comme, il ne viendrait à personne de soulager un besoin pressant dans Fountain de Duchamp, même si l'oeuvre est un urinoir et même si certains l'ont fait, au titre d'une transgression !

Mais qui plus est, la fonction du musée est d'instituer les oeuvres. En acceptant une simple pelle dans l'espace de ses murs, il réussit la transfiguration : elle est une oeuvre d'art ! Ainsi, le musée garantit toujours de voir des oeuvres et nous propose toujours de faire des expériences esthétiques. Il est donc le cadre idéal pour les oeuvres puisque ce qu'elles « demandent », c'est moins du silence et du recueillement, qui sont plutôt la marque d'une certaine religiosité dans notre rapport à elles, que d'être sensible aux effets qu'elles produisent.

 

La fonction du musée est d'instituer les oeuvres
Soraya Hamidi
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