William Friedkin, cinéaste de la rue

d'Lëtzebuerger Land vom 19.03.2021

L’homme, du haut de ses 85 ans, reçoit depuis sa demeure de Los Angeles, confortablement installé dans un fauteuil. Au mur, derrière lui on entrevoit une photographie en noir et blanc. De blanches orchidées ornent cette présence forcément virtuelle depuis l’épidémie. Entrer dans l’intimité d’un cinéaste – plus encore lorsqu’il se nomme William Friedkin – est un privilège rare qu’offre la visioconférence. C’est dans cette configuration que s’est tenue, le 4 mars, la masterclass du cinéaste américain, en compagnie du critique de cinéma Philippe Rouyer (Positif). Une expérience inédite dans l’histoire du Luxembourg City Film Festival, qui était assortie de la projection en salles de cinq de ses films à la Cinémathèque et à l’Utopia.

Au jardin zen de Kyoto Malgré son âge avancé et l’apparente froideur du dispositif, Friedkin s’est parfaitement prêté au jeu de l’entretien. Avec sincérité, générosité, et simplicité, des qualités que l’on retrouve dans ses films, le prestigieux invité de cette édition hybride a multiplié les anecdotes sur son métier, tout en évoquant ses passions de cinéphile, d’Orson Welles, dont il découvre tardivement Citizen Kane (1941) en 1956, à 20 ans, dans une salle de Chicago un samedi après-midi, à Alain Resnais, dont on apprend qu’il est à la fois l’ami et l’admirateur. Marqué par la virtuosité stylistique du premier, qui lui donnera envie de devenir réalisateur, il s’exclame, au sujet du second : « He’s a genius !», tout en étant conscient que son cinéma est fort différent de celui du Français. Puis, l’entretien digresse subrepticement, jusqu’à déborder le strict périmètre du cinéma et mener, dans la dernière partie de la masterclass, au vaste rivage de la vie, où nous nous trouvons tous plus ou moins égarés. Là, on surprend William Friedkin en plein accès de mélancolie, méditant sur le mystère de l’existence à partir d’un souvenir japonais : sa visite au jardin zen de Kyoto dont l’allée, constituée de pierres noires alignées, est pour lui une métaphore de la diversité humaine à l’impossible unité... Une conclusion que vient cependant contredire visuellement la photographie en noir et blanc qui orne la pièce où il se trouve, celle-ci ne désignant rien d’autre qu’une ronde formée par des femmes se donnant la main...

Passion et nostalgie Depuis que les masques recouvrent la partie inférieure des visages, nous apprenons à déchiffrer le langage des yeux et des mains. Nous sommes aussi devenus plus attentifs aux intonations de la voix. Tout cela s’animait merveilleusement chez Friedkin : en même temps que ses mains s’envolaient, ses yeux pétillaient de malice en rapportant des détails de tournages de French Connection et de L’Exorciste, les deux films sur lesquels se sont principalement resserrées les questions de Philippe Rouyer, hélas. Le regard du cinéaste s’humidifiait sous l’effet de la nostalgie, quand il évoque les vestiges de la culture américaine de sa jeunesse. Car, plutôt que des films d’action, ce sont des musicals que Friedkin a toujours voulu réaliser : « Mais, regrette-t-il, il n’y a plus de Fred Astaire, de Cyd Charisse, de Gene Kelly. La musique populaire des années 40 et 50, qui a donné lieu à de grandes comédies musicales, est finie... » Puis d’ajouter : « Ce sont les vestiges d’une culture perdue en Amérique. Ce monde entier du cinéma qui m’a attiré et que j’ai vénéré n’existe plus. J’en suis désolé. C’est fini. On me demande souvent avec quels acteurs j’aimerais travailler. Ils ne sont plus là : Spencer Tracy, Humphrey Bogart, James Cagney, la plupart sont des acteurs de musicals... Steeve McQueen. » Assurément nostalgique, Friedkin n’est pas pour autant déconnecté de son époque. Comme le rappelle Rouyer, Friedkin est un grand découvreur d’acteurs : Ellen Burstyn et Linda Blair dans The Exorcist ou encore Willem Dafoe dans To Live and Die in L.A. Tandis que Killer Joe, dans lequel il dynamite littéralement la famille américaine, est interprété par l’excellent Matthew McConaughey.

Méthode Surtout, Friedkin revient sur ses méthodes de tournage. Contrairement à ce qui se fait habituellement à Hollywood, il privilégie la spontanéité et affectionne particulièrement les tournages en plein-air  : « Lire un scénario, assis à une table dans un bureau climatisé est une expérience complètement différente que d’aller dans la rue et de le tourner où il se passe un tas de choses », confie-t-il. Il part du repérage des lieux, dont il se nourrit pour construire ensuite le scénario et la mise en scène. Dans sa quête de réalisme, il préfère réaliser peu de prises. Comme pour la fameuse course-poursuite de French Connection le long du métro aérien de Brooklyn, non sans un brin de folie : « Pour cette séquence, je tenais la caméra dans la voiture conduite par le cascadeur. Je filmais au-dessus de son épaule. Il a traversé 26 carrefours à 150 km/h. Sans que la circulation ne soit coupée. On avait juste une sirène de la police sur le toit de la voiture. Elle n’était pas visible mais on l’entendait. On a foncé sur tout ce parcours en brûlant les feux rouges. […] et grâce à dieu, personne n’a été blessé. »

Loïc Millot
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