Musées

« Je ne suis pas binaire »

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2000

Starissime. Plus vrai. Innovant. Visionnaire. Offensif. Instantané. Anti-temps. Magique. Provoc'. Nomade. Sur la page Internet du Musée de la publicité à Paris (www.museedelapub.org), les superlatifs clignotent sur fond de couleurs criardes, les fenêtres se suivent à rythme régulier. Le site web a été conçu par l'artiste Claude Closky, maître à mettre à nu l'esthétique et le langage publicitaire en les sortant de leur contexte. Le musée a réouvert en novembre dernier, dans une architecture de Jean Nouvel, c'était un des derniers achèvements de la conservatrice générale des musées de l'Union centrale des arts décoratifs (Ucad), Marie-Claude Beaud. Depuis le 2 janvier de cette année, elle est installée au Luxembourg, nommée directrice artistique du futur Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean (MAMGDJ, pas vraiment une abréviation facile à retenir et à prononcer). 

Ouvert. Le Musée de la publicité est un projet typique pour Marie-Claude Beaud : transversal, ouvert sur toutes les disciplines, alliant artistes, designers, architectes et autres créateurs pour aller à la rencontre d'un nouveau public, pour faire du musée un lieu de vie. Pourquoi elle est partie ? « On ne m'a pas fait confiance : il y a trop de forces conservatrices aux Arts-Décoratifs. (...) Pour la première fois, je ne me suis pas sentie à ma place, » confia-t-elle à Élisabeth Lebovici de Libération (supplément Style de mars 2000). Et qu'elle y a été « détruite physiquement ». La journaliste n'apprécie guère ce départ et s'insurge : « Zéro pointé à l'administration française de la culture pour avoir laissé partir Marie-Claude Beaud sans lever le petit doigt. » Sollicitée  entre autres au Centre Pompidou, elle voulait avant tout fuir Paris ; à 54 ans, elle a choisi le Luxembourg, un engagement de six ans. Pas un choix carriériste, surtout si l'on murmure que la deuxième option était le Guggenheim à Bilbao.

Cossu. Le salon de thé à l'anglaise de l'Hôtel Albert Premier à Belair. L'endroit de notre rendez-vous est symbolique pour elle, symbolique de sa volonté de « mettre à l'aise », une idée maîtresse qu'elle a toujours appliquée aux musées qu'elle a gérés (Grenoble, Toulon, Paris) et qu'elle entend sauvegarder pour Luxembourg. « La convivialité du Luxembourg me plaît, » constate-t-elle ; en ce moment, elle rencontre les gens du monde de l'art et de la culture au Luxembourg, dans les régions, dans les salons, « je veux avoir le temps de m'imprégner du pays ». Même s'il elle estime qu'il est trop tôt pour parler concepts, qu'elle veut en réserver la primeur au Conseil d'administration, elle ne peut cacher son enthousiasme et ses grandes idées pour le futur MAMGDJ. Un enthousiasme lucide néanmoins, avec toutes les réserves qui s'imposent. Que la presse, et même le président du Conseil d'administration Jacques Santer l'appellent Marie-Paule ne l'impressionne plus guère. Son prénom a déjà été amplement malmené, elle en a l'habitude - il paraît que le milieu parisien l'appelait « MCB », c'est pas vraiment plus révérencieux, ça fait papier à rouler des pétards.

Non-Conformiste. La diplomatie, les convenances, les lieux communs, les on-dit et les règles de comportement, ce n'est pas vraiment son truc. Elle arrive toute vêtue en Issey Miyake, en superpositions et en couleurs gaies, même son sac à dos est en ce tissu plissé, fluide, qui est devenu l'image de marque du créateur japonais pour qui forme, fonction et esthétique sont indissociables. L'année dernière, la Fondation Cartier organisa une rétrospective Miyake, dans l'immeuble du boulevard Raspail que construisit Jean Nouvel et que Marie-Claude Beaud aida à concevoir, puis à animer après le déménagement de Jouy en Josas, jusqu'en 1994. En dix ans, elle y a constitué une collection de quelque 800 pièces, déjà transgressé les cloisonnements du monde de l'art avec les domaines qui l'entourent, inventé les Soirées nomades (co-organisées avec Serge Laurent)- invitant des poètes, écrivains, acteurs, dessinateurs de BD et autres designers à intervenir dans le cadre d'une exposition et d'un lieu -, aéré un peu ce monde nombriliste. Idées qu'elle emporta au American Center dans le nouveau bâtiment enjoué de Frank Gehry, à Bercy, dont la programmation fut un succès, même si l'expérience ne dura que deux ans, le centre ayant été obligé de fermer suite à des difficultés financières. La panoplie Miyake prouve que Marie-Claude Beaud vit ce qu'elle dit : être à l'aise et mettre à l'aise vont ensemble, Miyake est le styliste de l'évolution, de la mouvance, un expérimental.

Républicaine. Elle l'est par conviction (et rigole de l'affirmer dans une monarchie...). Parce que l'école publique lui a donné des possibilités qu'elle n'avait pas de naissance (à Besançon). Si dans la cuisine du HLM de son enfance trônait le calendrier des postes plutôt qu'un Picasso, elle a eu accès au monde de l'art par ses études. Et veut que plein d'autres jeunes aient les mêmes chances. Dans ses baskets noires, elle est le contraire d'une bourgeoise snobinarde. « Vous savez, tous les jeunes ne sont pas des crétins des îles » dira-t-elle, qu'il « faudrait que le lieu soit fréquenté comme Utopolis », qu'il suffit de parler la langue des gens, avec des outils qu'ils utilisent tous les jours pour qu'ils viennent et s'intéressent. « Un clip de Björk et une oeuvre de Pierrik Sorin ne sont pas si éloignés que ça, estime-t-elle, il faut habituer l'oeil exercé à la télévision à regarder l'art aussi. » Garder l'esprit ouvert sans faire dans le jeunisme, prendre en compte les modes d'expression populaires - mais changer le groupe de ceux qui sont servis par l'art et l'institution.

Sceptiques. Le Conseil d'administration de la Fondation Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean, les politiques, les artistes, le public, les critiques - tous attendent impatiemment de voir ce qu'elle va nous faire, cette inconnue. Elle est consciente de cette inquiétude, consciente aussi de sa responsabilité, « il y a eu un gros investissement ». Pour cela, elle estime naturel de « rendre aux gens ce qu'ils ont investi », d'où cette volonté d'ouverture la plus large possible. Qui semble à l'opposé de tout ce qu'on a pu lire et entendre durant la bonne dizaine d'années de préparation du musée sur le bâtiment de prestige d'un architecte à renommée mondiale. Marie-Claude Beaud ne parle pas la langue de bois : « Bien sûr, ce n'est pas l'idéal d'un musée d'art contemporain, surtout à notre époque, mais c'est un outil de travail, il faut un peu y trouver sa place comme dans un gant. » « Je veux vraiment que ce soit un lieu de vie. » « C'est vrai que c'est un musée avec des espace très définis alors qu'on est dans la mixité, le transversal. » Mais cela ne la gêne pas, en deux ans, estime-t-elle, elle et son équipe auront largement le temps de l'assouplir, ce gant, de l'adapter, d'y trouver leur place.

Scientifique. Toutefois, tout n'est pas pure distraction dans un musée, et Marie-Claude Beaud n'est pas une gentille organisatrice de chez Club Med'. Elle est avant tout une scientifique, une historienne de l'art sérieuse. À son arrivée au Luxembourg, elle a demandé à ce qu'on lui donne la possibilité d'exercer pleinement son métier de directrice artistique - i.e. la maîtrise du budget d'acquisition. 25 millions de francs luxembourgeois par an, ce n'est pas une fortune, mais elle estime pouvoir travailler avec. « Je crois qu'un musée se fait bien autour d'une vision » estime-t-elle. Au Conseil d'administration, elle va exposer le cadre dans lequel elle compte s'inscrire, et leur proposer un conseil scientifique de cinq personnes, choisies parmi ses pairs internationaux. De la collection existante, assez classique, telle que définie durant les quatre années de préfiguration sous son prédécesseur Bernard Ceysson, « je vais développer certaines branches, en délaisser d'autres et en découvrir de nouvelles, » affirme-t-elle sans arrogance. Et que « l'art a aussi des données objectives très fortes, » que ce n'est pas uniquement une question de goûts subjectifs. « L'art contemporain, compare-t-elle, c'est comme nager : on peut se jeter dedans et barboter, ou on peut apprendre une compétence... » 

Passionnée. Marie-Claude Beaud a l'enthousiasme contagieux. Pour le pays, parce qu'il est ouvert, convivial, accueillant, multiculturel et lui permet de beaucoup bouger, d'être vite à Londres, Paris, Bruxelles (« il est vrai que mon métier m'y porte aussi »). Pour le projet MAMGDJ, parce que tout reste à faire - ou presque. Envers les gens, tout simplement : « Il faut s'appuyer sur les gens qui ont des passions, les artistes, les collectionneurs, les enfants. » Enrico Lunghi et le Casino sont pour beaucoup dans son choix du Luxembourg, tout comme les quelques galeries résolument contemporaines. Ils constitueront les partenaires privilégiés de son travail. Mais Marie-Claude Beaud n'est pas Alice aux Pays des Merveilles non-plus. Elle ne va pas nous faire un remake d'Eurodisney : « L'art qui m'intéresse est parfois violent, difficile et dans son temps ». Son CV le prouve bien. 

Néanmoins, avec tout cet enthousiasme, on en viendrait presque à attendre avec impatience de voir la suite de ce Musée qui semblait bien trop longtemps promis à devenir un cimetière des grandes ambitions.

Le Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean se trouvant en pleine phase de construction, on ne pourra visiter que le site Internet (provisoire): www.mamgdj.lu. Ou alors, le temps d'une ballade, le chantier impressionnant aux Trois Glands.

josée hansen
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