Musée d'Histoire de la Ville de Luxembourg

Le courage d'un point de vue

d'Lëtzebuerger Land du 22.03.2001

d'Lëtzebuerger Land : Votre prochaine exposition s'appellera Luxembourg, les Luxembourgeois - Consensus et passions bridées. C'est un sujet très vaste, qui, en fait, les englobe tous. Comment l'approchez-vous ? Comment le délimitez-vous ? 

 

Marie-Paule Jungblut (MPJ) : Ce que cette exposition a de plus beau, c'est qu'elle a un centre, qui se trouve ici, dans le musée, et qu'à partir de là, elle produit des cercles qui traversent toutes les couches sociales, toutes les classes d'âge. Chaque collaborateur a amené d'autres collaborateurs. Bien sûr que cette exposition ne peut être ni représentative ni exhaustive, mais je crois que les historiens que nous sommes ne sont pas les seuls à avoir accepté l'idée que même en traitant un sujet historique, on ne peut jamais être exhaustif. En montant une exposition sur le Moyen-ge par exemple, on sera toujours tributaire des objets qui auront survécu le temps. 

Donc, même si nous prenons notre « mission scientifique » très au sérieux, il sera toujours impossible d'être exhaustif, rien que par les limites que nous imposent les sources. Pour cette exposition, nous revendiquons notre subjectivité, mais nous avons impliqué beaucoup de gens dans le projet, nous leur avons demandé ce que tel ou tel phénomène veut dire pour eux. Ces gens ont à leur tour consulté de tierces personnes, donc il y a un si grand nombre de points de vue que l'exposition constituera forcément un reflet de cette complexité, de ces nombreuses facettes de la vie à Luxembourg aujourd'hui. Le parcours sera monté de sorte à ce qu'on puisse déceler les interconnexions entre les différents thèmes, elle ne donnera que des exemples.

Ainsi, dans une salle, nous avons défini trois espaces : matin (la jeunesse), midi (la force de l'âge) et soir (le troisième âge), pour lesquels nous avons cherché des objets de la ville et de ses alentours. Pour chaque catégorie, nous avons demandé à des gens - et cela va du Cap-Vert jusqu'au maréchalat de la Cour pour ainsi dire - de nous dire leurs objets importants, selon leur tranche d'âge : des souvenirs pour les plus âgés, les fétiches des jeunes, ceux avec lesquels les gens dans la force de l'âge aiment s'entourer. Une fois regroupés, ces objets raconteront des histoires et par cette voie, nous espérons nous approcher de ce que cela veut dire que de vivre au Luxembourg en ce début de millénaire.

Pour interpréter ces objets collectés, nous avons cherché des compétences par thème : pour la salle sur le crime, les scandales, les drogues ou les suicides, nous avons travaillé avec la police. Pour la salle dédiée à l'architecture, nous avons collaboré avec un groupe d'architectes qui développent des visions urbanistiques, par exemple pour ces 700 000 futurs habitants du Grand-Duché dont on parle tant. Une autre question qui nous a occupés est celle d'une université au Luxembourg, réelle ou virtuelle... Tous ces thèmes, nous les avons filtrés parmi les notes que nous avons prises au fil de cinq années de discussions avec des gens sur ce qui les préoccupe. 

 

En vous entendant, on constate que vous, en tant qu'historiens, incarnez de nouvelles fonctions, que vous jouez un rôle de plus en plus actif, que vous prenez des initiatives de sociologue, de journaliste, de chercheur, d'artiste quasiment, un peu comme les curateurs dans le domaine de l'art contemporain. Qu'en est-il alors de la distance critique ? Est-ce que vous n'en perdez pas une grande partie en vous impliquant autant et en parlant de l'aujourd'hui, d'une actualité encore en train de se faire ?

 

MPJ : Cette distance critique, on la retrouve dans le catalogue, qui est plutôt un recueil de textes. Il est constitué de deux parties : pour la première partie, nous avons demandé à Corina Mersch de consulter une série de gens, de leur faire prendre position sur le sujet. La deuxième partie est la partie objective ou scientifique du projet ; pour celle-là, nous avons travaillé avec la Europäische Arbeitsstelle für Stadtentwicklung. Ensemble, nous avons collecté et commandé des textes à des scientifiques sur des thèmes comme la skyline d'une ville, sa beauté, les citadins, la vie urbaine, l'utilisation d'une ville par les femmes et par les hommes... toujours en prenant l'exemple de Luxembourg pour extrapoler sur des thèmes généraux. La même idée, nous la reprenons d'ailleurs dans l'exposition, nous cherchons à créer une tension entre l'urbanité en général et ce qui se passe à Luxembourg. Ainsi, on verra que par certains aspects, Luxembourg est une ville de province, pour d'autres, elle a tout d'une grande capitale.

 

Danièle Wagener (DW) : Je crois que c'est là une des caractéristiques de notre musée : nous cherchons toujours avant tout une discussion avec le visiteur. Dans notre collection permanente par exemple, les textes qui accompagnent les sujets sont tous signés, c'est-à-dire que l'historien ou l'historienne donne son interprétation du thème et nous demandons au visiteur de prendre position par rapport à ce point de vue. C'est un développement général dans les musées d'Histoire, ils ne font plus d'expositions dogmatiques qui ne proposeraient qu'une vision unilatérale des choses. 

Notre exposition Luxembourg, les Luxembourgeois... se définit clairement comme un reflet de la ville aujourd'hui, un reflet que nous avons élaboré avec une centaine de personnes. Une fois que l'exposition sera ouverte, nous demandons des réactions. Les visites guidées par exemple seront plus des discussions sur cette exposition ; nous proposons un programme et une forme qui sont censés provoquer une questionnement, une distance critique de la part des visiteurs. 

 

MPJ : Je crois qu'un musée, tout en se basant sur une recherche sérieuse, devrait oser prendre position, donner son opinion subjective, mais les signifier comme telles et par là provoquer une discussion. Une exposition devrait avoir des aspérités, des points donnant matière à débat, parce que nous considérons depuis notre ouverture qu'une de nos missions est d'être un forum de discussions. Car les questions qu'on pose au passé sont toujours aussi des questions sur le monde contemporain. 

 

Comme pour Incubi Succubi, l'exposition sur les sorcières l'année dernière, vous confiez la mise en espace et la scénographie de l'exposition sur les Luxembourgeois à Volker Geissler, un homme qui vient du théâtre et aime les effets théâtraux, qui aime créer des ambiances et surprendre le spectateur. N'y a-t-il pas là un risque de dérive vers le spectaculaire, la mystification, qui cherche à impressionner et à prendre le visiteur par les sentiments... une sorte de « parc d'attractions », genre Schueberfouer en hiver ? Ne craignez-vous pas une disneyfication de l'Histoire ? 

 

Guy Thewes (GT) : Je dirais que nous faisons le contraire, parce que la disneyfication, ce serait plutôt vouloir reconstruire une réalité passée telle quelle. L'Imperial War Museum à Londres a par exemple reconstruit les tranchées de la Première guerre mondiale, on les traverse sous la vacillation des lampes, l'odeur de la poudre et le bruit des canons. Or, le bruit et l'odeur feront plutôt penser le visiteur à un feu d'artifice, l'artefact ne fonctionne donc pas. Ce n'est pas ce que Volker Geissler fait.

MPJ : Je crois que dans nos expositions, il y a effectivement des entrées qui passent par les émotions qu'on essaie de provoquer auprès du visiteur, mais ces accès mènent au fait vers une réflexion, qui leur est facilitée par les textes dans les recueils. Prenons encore un exemple de l'exposition sur les sorcières : pour la salle sur la torture, nous avons beaucoup discuté de notre façon de créer une certaine distance afin d'éviter justement un côté trop spectaculaire, voyeuriste même. Voilà pourquoi nous avons opté pour une scénographie avec un voile et des témoignages, qui signifiaient qu'on ne peut vraiment comprendre le thème que par le mental, l'intellect. 

DW : Ce n'est peut-être pas forcément négatif si on crée une émotion en exposant un objet original. Je crois que c'est même la substance de l'institution musée, que ce soit un musée d'art ou un musée d'histoire : on y voit des objets originaux qui ont une certaine aura, qui ont une histoire et représentent quelque chose et qui, ensemble avec la scénographie, touchent le visiteur. Cette émotion est une sorte d'ouverture, elle incitera le visiteur à lire les textes et à essayer de comprendre la réalité historique.

 

Qui est votre public ? À qui vous adressez-vous : aux historiens ou autres spécialistes, aux touristes culturels ou aux touristes tout court ou est-ce que vous pensez plutôt au public grand-ducal en choisissant un thème et en préparant une exposition ? Comment est-ce que vous pouvez satisfaire des attentes diamétralement opposées ? Par exemple pour l'exposition sur les Luxembourgeois... 

 

MPJ : Nous montrons différentes facettes de la vie au Luxembourg. Mais je crois que les thèmes généraux seront assez vastes pour que les étrangers aussi puissent trouver matière à réfléchir sur leur vie urbaine à eux. Par exemple, nous montrons une façon « typiquement luxembourgeoise » de construire des maisons : tout le monde pourra s'y demander, et nous, comment avons-nous fait ? Ou alors les souvenirs regroupés dans la salle sur l'âge fera probablement réfléchir sur notre façon de traiter les personnes âgées. Puis nous montrons beaucoup de clichés, de stéréotypes que les Luxembourgeois ont envers l'étranger et vice-versa... ainsi tout le monde s'y retrouvera.

 

DW : Nous traitons sciemment beaucoup de sujets très différents avec nos expositions, cela va de la vie au Moyen-âge en passant par la forteresse, les sorcières ou la vie dans les années 1950 au Luxembourg jusqu'à la ville aujourd'hui, puis l'année prochaine la Deuxième Guerre Mondiale. C'est intentionnel, car avec des sujets aussi différents, nous touchons aussi des publics à chaque fois différents. Cela se voit rien que le jour du vernissage, il y a une base d'inconditionnels, mais autour de ceux-là se formeront à chaque fois de nouveaux réservoirs de public. 

Puis, en concevant l'exposition, nous réfléchissons beaucoup à nos programmes d'accompagnement, pour lesquels nous cherchons à toucher tout le monde : nous offrons des programmes spéciaux pour les enfants, les jeunes, les personnes âgées, cette fois-ci même les célibataires... 

MPJ : Nous prenons en tout cas les visiteurs très au sérieux, nous essayons d'offrir un accès à tous les visiteurs. On nous reproche parfois que nos expositions seraient trop intellectuelles, mais ce n'est certainement pas le cas, même si nous ne voulons pas niveler par le bas.

GT : Nous essayons de toucher toutes sortes de visiteurs, les Luxembourgeois, mais aussi les non-Luxembourgeois qui vivent ici, les frontaliers, les fonctionnaires européens et les touristes... Nous ne voulons en aucun cas nous limiter aux frontières du Grand-Duché, c'est pourquoi nous faisons beaucoup d'efforts pour collaborer avec les musées de Trèves ou de Metz, justement pour élargir le public. 

DW : Je crois que c'est essentiel pour nous de provoquer une réflexion, auprès de tous les publics, sur comment nous traitons l'histoire et l'actualité ici au musée. Nous ne parlons donc pas uniquement du sujet mais aussi beaucoup de nous, de notre approche.

GT : Cette exposition-ci posera des questions qui vont plus loin, sur l'identité même des Luxembourgeois et l'accès à la nationalité. Pour être Luxembourgeois, faut-il avoir des ancêtres nationaux jusqu'en 1839 ? Nous croyons que non.

 

Contrairement à beaucoup de vos collègues - qui gèrent parfois des musées très spécialisés comme un musée de la bière ou le futur musée du football en Angleterre - votre Musée d'histoire embrasse une palette très large de sujets, surtout maintenant, alors que le Musée national d'histoire et d'art est fermé pour rénovation et agrandissement... Cela va de la collection permanente avec les maquettes de la Ville en passant par les photos de Luxembourg sous la neige jusqu'à une exposition comme Ma sorcière bien aimée, qui était une exposition d'art contemporain. N'est-ce pas un peu vaste ? Et est-ce que vous pensez que votre mission sera différente en 2004, lorsque tous les musées seront  ouverts ? 

 

DW : Non, je ne crois pas que notre mission dépende des autres musées. Nous avo

ns défini notre concept avant l'ouverture du musée, bien sûr, il évolue - ainsi nous en sommes par exemple venus à élargir notre réflexion sur le rayon suburbain de la ville, à considérer la capitale dans un contexte national et international - mais cette mission, ce concept ne changeront certainement pas en 2004. 

En ce qui concerne la place de l'art dans notre musée, je tiens à préciser que nous ne sommes pas un musée d'art et nous n'avons pas la prétention de le devenir. Ma sorcière bien-aimée était censée être le prolongement d'Incubi Succubi. Ce qui nous intéresse là-dedans, c'est de sonder l'approche d'un ou de plusieurs artistes par rapport aux sujets de nos expositions. On peut ainsi juxtaposer l'approche de l'historien à l'approche d'un artiste, c'est un autre angle, qui provoque à nouveau une confrontation, un débat. 

C'est dans cette optique que nous avons impliqué deux artistes dans cette exposition-ci : d'une part Antoine Prum, qui questionne depuis un moment déjà l'identité luxembourgeoise, et de l'autre Charles Wennig, qui fait un projet en-ligne intitulé mir wëllen durant lequel il demandera au public de lui dire ce qu'il veut vraiment.

MPJ : Je trouve que cet aspect est très intéressant, c'est d'ailleurs ce qui nous vaut le plus de reconnaissance internationale par notre profession : nous comptons vraiment parmi l'avant-garde en ce qui concerne la recherche de nouvelles formes dans le musée, en alliant art et histoire. Ainsi nous collaborons aussi avec le Casino, qui est un forum d'art contemporain ; ou alors nous avons demandé à Claude Lenners de créer des installations sonores dans les espaces du musée. Son approche est d'ailleurs plutôt radicale. 

 

Comment est-ce que vous vous positionnez par rapport au Musée national d'histoire et d'art, si vous élargissez votre intérêt au-delà de la capitale et que, du temps de la forteresse, le Luxembourg consistait surtout de la capitale ? N'y a-t-il pas un risque de concurrence directe à quelques centaines de mètres de distance ? Il n'y a plus tellement d'objets originaux d'époque, est-ce que vous allez vous faire concurrence lors de ventes aux enchères, d'une armure par exemple ? En plus, il y aura bientôt un troisième concurrent, le Musée de la forteresse au Kirchberg ... 

 

DW : Le musée en soi, avec sa collection permanente constitue chez nous les trois étages inférieurs. Qui dit musée pense forcément politique d'achat, c'est le seul point sur lequel nous pourrions effectivement être en concurrence. Pour cela, nous sommes en contact permanent avec le Musée national, en règle générale, nous collectionnons les objets ayant trait à Luxembourg-ville.

 

GT : Le Musée de la forteresse sera surtout un centre d'interprétation, l'essentiel pour eux est le bâtiment-monument. Je ne crois pas que leur ambition soit de collectionner des objets, donc nous ne sommes pas vraiment en concurrence.

 

DW : En ce qui concerne les expositions, nous travaillons de plus en plus ensemble, aussi avec le Musée national. Ainsi, nous préparons déjà aujourd'hui une grande exposition sur Mansfeld, qui aura lieu en 2004, année du 400e anniversaire de sa mort ; nous allons partager cette exposition en trois parties, chez nous, à la Villa Vauban et au Musée national, chacun traitant d'un aspect du sujet.

 

En ce qui concerne votre politique d'achat justement, vous disposez d'un budget minimal de quelque six millions de francs seulement. Selon quels critères achetez-vous ? 

 

DW : Un élément essentiel pour nous sont nos expositions : sur les années 1930, les années 1950, celle sur les Luxembourgeois... Elles nous permettent de définir ce qui est important, ce qui gardera une valeur dans le futur et de nouer des contacts avec les propriétaires. Ainsi nous avons par exemple acheté des affiches lacérées de Jacques Villeglé, qui constitue un témoignage d'une époque, les affiches superposées lors de son passage au Luxembourg.

 

Dans le cadre de l'exposition Luxembourg, les Luxembourgeois, consensus et passions bridées, le Musée d'Histoire de la Ville de Luxembourg a lancé un appel à contributions au public. Pour le temps que dure l'exposition, les visiteurs sont invités à mettre à disposition du musée soit un nounours soit une oeuvre d'art réalisée par leurs soins et représentant la Ville de Luxembourg. Adresse: secrétariat du musée, 1er étage, 38, rue du Marché-aux-Herbes. Renseignements par téléphone au 4796-3061. 

 

L'exposition s'ouvre vendredi prochain, 30 mars, à 17 heures et dure jusqu'au 14 octobre. Durant le week-end L'invitation aux musées, les visiteurs sont invités à une sneak-preview, à jeter un regard derrière les coulisses d'une exposition en train de se monter, visites guidées samedi et dimanche à 11 heures en luxembourgeois, ainsi que samedi à 16 et dimanche à 15 heures en français.

 

josée hansen
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