L’Europe de l’Est

La nouvelle Chine de l’UE

d'Lëtzebuerger Land du 26.06.2020

C’est un village de la Roumanie profonde où rien ne laisse deviner le ballet de capitaux étrangers qui ont pris d’assaut ces terres. Madaras, bourgade de 3 000 habitants située au nord-ouest de la Roumanie, correspond à tous les clichés de la Roumanie postcommuniste : routes défoncées, paysans qui se déplacent encore en carrioles à chevaux et maisons modestes disséminées dans des espaces désolants. Malgré les apparences de pauvreté et d’abandon, un afflux inattendu de capitaux lui redonne vie. Le 7 février, le producteur d’appareils électroménagers De Longhi a annoncé l’ouverture d’un nouveau centre de production à Madaras.

Plus de 500 nouveaux emplois s’ajouteront au millier que l’entreprise italienne a créé en 2012 en relocalisant sa production de Chine vers le village de Jucu situé à proximité de Madaras. « Cet investissement vise une croissance organique sur nos principaux marchés, lit-on dans le communiqué de l’entreprise. Notre stratégie consiste à réduire le temps de production et de livraison de nos produits tout en maintenant un niveau de qualité élevé. » La main-d’œuvre bon marché et un impôt unique de seize pour cent sur les profits et les salaires ont convaincu l’entreprise italienne de s’implanter en terre roumaine.

Même son de cloche dans d’autres pays de l’Europe de l’Est où la crise du coronavirus est en train de changer la donne économique. De plus en plus d’entreprises occidentales souhaitent relocaliser leur production de Chine en Europe de l’Est. Dans les années 1990–2000, le dragon chinois attirait tel un aimant les investissements occidentaux. La main-d’œuvre bon marché et la taille de la Chine étaient un argument suffisant pour mettre les voiles vers l’Extrême-Orient. Mais le Covid-19 est en train de changer la donne. Le nouveau mot d’ordre n’est plus « délocalisation » mais « relocalisation ».

Néanmoins une question se pose : relocaliser où ? En Europe de l’Ouest, la main-d’œuvre coûte très cher, les syndicats sont très actifs, et le niveau des taxes et des impôts laisse à réfléchir. Mais plus on avance vers l’Est, plus la donne change : main-d’œuvre moins chère, syndicats plus coopérants et un niveau des taxes et des impôts très compétitif. La Roumanie et la Bulgarie, pays situés à l’extrémité orientale de l’Union européenne (UE), espèrent profiter de ce changement de paradigme économique et se repositionner comme le nouvel Eldorado des relocalisations. « Ces dix dernières années, l’Europe centrale et orientale a choisi de se réindustrialiser, a déclaré le vice-Premier ministre bulgare Tomislav Dontchev. La Bulgarie a un avantage, car, à la différence d’autres États de l’UE, elle a préservé et développé ses sites de production. Les nouveaux membres de l’UE pèseront plus dans l’industrie européenne une fois que le choc de la pandémie sera passé. »

La Roumanie, qui a intégré l’UE aux côtés de la Bulgarie en 2007, espère elle aussi être le futur dragon de l’Europe. Elle bénéficie d’un important tissu industriel qui couvre tous les domaines depuis la production d’automobiles, d’hélicoptères et de bateaux jusqu’à des produits très sophistiqués développés par une armée d’informaticiens. La société UiPath, fondée en Roumanie dans les années 2000 par une poignée de jeunes, est devenue aujourd’hui le leader mondial de l’automatisation et de la robotisation. En 2019 l’industrie roumaine du software a attiré à elle seule plus de six milliards d’euros d’investissements. « Le gouvernement roumain a pris plusieurs mesures pour stimuler l’économie en cette période de crise, affirme l’entrepreneur Marius Bostan. Jusqu’à maintenant la priorité a été de sauver des vies humaines. Maintenant la priorité est de rétablir la confiance dans l’économie. Cette crise va pousser tout le monde à diminuer la dépendance par rapport à la Chine, et la Roumanie est bien positionnée pour en profiter. »

Selon les données de l’Eurostat, la Roumanie compte sur l’industrie comme sa principale source de richesse. Elle assure 31,7 pour cent de son PIB face à une moyenne européenne inférieure à vingt pour cent. En Transylvanie, la région la plus développée située au centre et à l’ouest du pays, l’industrie pèse plus de quarante pour cent dans les activités économiques. La Roumanie dispose également d’un réseau d’internet haut débit très performant qui a permis à des millions d’employés confinés de travailler depuis la maison. Le gouvernement estime que la relocalisation de la production européenne de Chine pourra créer 100 000 nouveaux emplois.

La danse des délocalisations et des relocalisations est loin d’être finie. La commune de Jucu où De Longhi a déjà relocalisé une de ses unités de production de Chine illustre bien ce phénomène. En 2008, le géant finlandais de la téléphonie mobile Nokia a décidé de fermer son usine de Bochum, ville située au nord-ouest de l’Allemagne, pour s’implanter à Jucu. Mais le conte de fée n’a pas duré longtemps. Deux ans plus tard, Nokia a plié bagages pour déménager au Vietnam. A l’instar de Nokia, de nombreuses entreprises occidentales se sont ruées vers l’Extrême-Orient et sa main d’œuvre bon marché. Mais le Covid-19 a changé la donne et renversé ce mouvement, et la production devrait être relocalisée en Europe de l’Est, la nouvelle Chine de l’UE.

Mirel Bran
© 2023 d’Lëtzebuerger Land