Le commissaire européen en charge de l’Emploi et des Droits sociaux distribue l’argent en échange d’engagements pour une Europe plus verte et plus sociale

« On ne va pas reconstruire le monde d’avant »

Le Commissaire Nicolas Schmit passe normalement ses weekends chez lui dans la région d’Echternach. Après notre entretien lundi,
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 26.06.2020

Nicolas Schmit remonte à pied la rue du Marché-aux-Herbes au milieu des cafetiers qui, lundi, préparent leur terrasse en cette veille de Fête nationale. Le commissaire pose le pied sur la chaussée en réfection perpétuelle devant la représentation de la Commission européenne, allégorie du chantier qui l’attend en tant que commissaire à l’Emploi et aux Droits sociaux (à la tête d’un millier de fonctionnaires) dans une Europe en plein marasme. En vitrine, l’écran télé diffuse un spot sur lequel défile le terme « Opportunities ». Quelques minutes plus tard dans le « bureau du président » au premier étage (qu’il semble découvrir), le socialiste luxembourgeois, 66 ans, explique que la crise offre l’occasion de transformer le monde du travail sur le Vieux continent, de le rendre plus durable, plus social. 

d’Lëtzebuerger Land : Monsieur Schmit, après l’échec de l’UE dans la gestion sanitaire et avec la crise économique qui se profile, les espoirs reposent sur vous pour ne pas sombrer dans un marasme social ?

Nicolas Schmit : Un mot sur le relatif échec. Les États membres ont eu un réflexe national, voire nationaliste. Ils se sont repliés sur eux-mêmes et ont fermé les frontières. On a mis un peu de temps. Maintenant je crois que les choses vont beaucoup mieux, qu’on a pris conscience qu’il faut travailler ensemble, notamment dans le domaine sanitaire avec la recherche d’un vaccin contre le Covid-19.

Maintenant nous faisons face à une crise économique et à un accroissement des inégalités 

Cette crise n’a effectivement pas frappé tout le monde de la même manière. C’est vrai d’un point de vue géographique, mais aussi bien sûr parce que certains secteurs économiques ont été plus impactés que d’autres, comme le tourisme ou l’automobile. Ceux qui avaient des situations plus fragiles, plus précaires, ont été les premières victimes. Alors, comment on va éviter une crise économique et sociale majeure ? Ça c’est mon boulot… enfin entre autres. 

Comment y parvenir ?

Quand vous avez une recrudescence du chômage, la meilleure manière de limiter la casse c’est de redresser l’économie. Je peux prendre des mesures ponctuelles ou soutenir des initiatives, j’y arriverai, mais l’emploi dépend d’abord de la santé des entreprises. Je travaille très étroitement avec le Commissaire à l’Économie, Monsieur… (il recherche longuement son nom, ndlr.) Paolo Gentiloni. On a réfléchi aux mesures pour protéger l’emploi. On a pris une mesure capitale, qui n’a jamais été utilisée de manière si générale : c’est le chômage partiel. Cela a limité l’explosion du chômage. Cela coute cher mais on oublie trop vite que le chômage coute cher aussi. 

Mais ces mesures ont été prises au niveau national…

Oui, mais nous avons mis des moyens financiers à disposition des États. On a libéré des fonds européens. D’ailleurs le Luxembourg, qui n’a pas un montant énorme au titre du fonds social, a utilisé cet argent à cette fin-là. Dans des pays comme le Portugal, l’Italie, la Grèce ou l’Espagne, on essaie d’alléger ce fardeau. On a aussi mis en place le système Sure, 100 milliards d’euros à disposition pour financer le chômage partiel et d’autres mesures pour l’emploi. Les premiers fonds vont être disponibles début septembre.

Puis il y a les fonds mis à disposition par la Banque européenne d’investissement. Vous participez à ces discussions avec la BEI ?

Oui bien sûr. Mais la prochaine étape c’est la grande étape. C’est le Recovery and Resilience Facility qui est en discussion. Il a pour but d’aider les États membres à investir, particulièrement dans l’adaptation des outils de production, avec une dimension sociale. Parce qu’il faut former les gens alors que les États manquent d’argent. D’où la proposition de la Commission de verser des subsides ou des prêts aux États les plus affectés. 

Au niveau social, quelles sont les mesures clés ?

Une des grandes mesures, c’est d’investir dans la formation des travailleurs. Cette crise a bouleversé l’organisation des entreprises. Les entreprises vont maintenant robotiser, digitaliser un certain nombre de processus pour améliorer la productivité et la compétitivité. Cela nécessite des investissements très importants au niveau de la formation. Le deuxième point, c’est les jeunes. Parce qu’ils risquent d’être les plus affectés par les conséquences économiques et sociales. 

Le Luxembourg est d’ailleurs l’un des pays où le chômage des jeunes a le plus progressé...  

Quand j’ai vu les chiffres, j’ai été choqué. (24,7 pour cent au Luxembourg contre 15,4 dans l’UE). Dans un tel cas de blocage total, tous les jeunes qui avaient des relations de travail précaires, comme un stage, un CDD ou un intérim… du jour au lendemain, c’est fini. On dit qu’il faut flexibiliser le marché du travail. Oui, il vaut mieux avoir un CDD que rien du tout, je suis d’accord, mais les jeunes sont les premiers à trinquer quand il y a des problèmes. 

Que voulez-vous faire ?

On va lancer un programme sur l’emploi des jeunes, y compris via la création de postes provisoires pour ne pas laisser les jeunes sans perspective. On va donner de l’argent aux entreprises pour que des jeunes aient la possibilité d’acquérir une expérience, pour garantir des perspectives pour la jeunesse dans un contexte de crise. 

Vous financeriez l’emploi des jeunes ?

Oui, oui oui. J’espère que tout va se régler. On a quand même une partie d’un montant de 55 milliards. On devrait avoir les fonds pour l’année prochaine. Il s’agit du fonds spécial de crise, React. Une partie peut être utilisée à des fins sociales. Je vais présenter le programme, baptisé Youth Employment Support, le 1er juillet. J’en ai discuté avec la présidente. Comme on est deux anciens ministres du Travail, on s’entend bien là-dessus.

Dans ce contexte, la Commission donne l’air de soutenir l’emploi précaire. Est-ce qu’on ne revient pas en arrière sur les ambitions sociales ?

Oui. La crise nécessite une action rapide. Il ne faut pas que certains pays s’amusent à retarder l’adoption du paquet financier. Nous avons besoin de plans européens. Les plans nationaux ne sont pas égaux. Les capacités des différents États ne sont pas égales. Entre l’Allemagne, qui a mis le paquet, et d’autres qui ont des marges étroites, vous creusez des écarts qui existent déjà et qui menacent la solidité de l’euro. Il faut un peu rééquilibrer les choses. C’est ça le sens du plan européen. Permettre aux pays très frappés et plus fragilisés économiquement, de ne pas être complètement décalés.

Quel est le calendrier ?

Le temps est compté. Il faut réagir en commun rapidement pour limiter les dégâts. Il faut aussi des montants conséquents. La Commission a fait des propositions réalistes. En tout, 750 milliards d’euros plus les 1 100 milliards du MFF (le cadre pluriannuel qui est en fait le budget de l’UE, ndlr), pour des périodes de trois et sept ans. Les États membres vont élaborer des plans et nous les soumettre d’ici octobre. On va discuter de ça individuellement, ce qui fait plus ou moins sens. On établira un lien avec le Green Deal.

C’est donc sauve-qui-peut, mais avec quelques objectifs quand même ?

On ne va pas reconstruire le monde d’avant. On essaie de saisir l’opportunité que nous donne la crise pour changer notre modèle de production et de consommation dans le sens du grand projet de cette commission : le Green Deal. Changer l’économie européenne dans un sens plus soutenable plus conforme aux menaces du climat, qui n’ont pas disparu. Intégrer cette dimension climatique dans le plan de relance. Cela peut créer beaucoup de jobs.

La Commission devient un peu la BEI bis…

La BEI nous aide. Elle donne des prêts. Nous, on octroie des subsides aux États pour faire ces grands projets d’investissement, dans l’environnement mais aussi la santé. On peut partir de l’idée que ce n’est pas la dernière pandémie qui nous affecte. Ces plans-là doivent être discutés avec la Commission. Il y a aura un volet social, un volet économique, tout cela doit aller de pair. C’est un grand projet qui permet d’accélérer la modernisation de nos économies. Le train de la digitalisation est parti, il roule. Il faut miser sur le durable. Par exemple dans le secteur de l’automobile avec lequel je suis très en contact. Quatorze millions de personnes ici. Est-ce que tous vont garder leur job ? L’électromobilité, c’est une autre activité. Cela a des conséquences jusqu’au garagiste du coin.

N’allons-nous pas vers une ubérisation de l’emploi ?

On ne doit pas se fermer a priori à de nouveaux modèles. Ils doivent juste ne pas remettre en cause nos valeurs sociales fondamentales. La protection sociale en termes de maladie, de chômage ou de retraite. Un de mes grands projets, consiste à protéger les conditions de travail des employés des plateformes web, tous ces gens qualifiés d’auto-entrepreneurs, mais qui n’en sont pas car ils dépendent uniquement du même employeur. Dans d’autres pays, ça n’existe pas, comme en partie ici, car Uber n’y est pas.

Non, mais il y a les livreurs de Wedely…

Bien sûr, il y a tous les livreurs. Tous ces jeunes n’ont aucun statut. Aucune protection sociale. S’ils ont un accident, ils n’ont aucune assurance, contrairement aux autres travailleurs. Il faudra un système d’assurance sociale de protection sociale de tous. On n’est pas a priori contre les statuts nouveaux, mais il ne faut pas que ce soit des statuts au rabais. Voilà notre grand projet de l’année prochaine. J’en ai parlé ce matin avec la ministre portugaise, car le Portugal aura la présidence du l’UE en 2021. On parle aussi beaucoup avec Hubertus Heil, ministre du Travail allemand. On évoque les travailleurs saisonniers. Un énorme scandale européen. On traite les ouvriers dans certains secteurs, dans des champs ou des abattoirs, presque comme des esclaves. Devant le Parlement européen, j’ai pris l’engagement de prendre en main ces précarités qui se sont développées…. Je suis un grand critique de l’idéologie néolibérale. Je crois qu’elle nous a menés dans un mur, d’abord avec la crise financière, et maintenant avec les insuffisances, constatées en marge du nouveau coronavirus, dans notre système de protection sociale. Il faut quitter cette idéologie du moindre coût et de la rentabilité outrancière. D’où tout le débat autour du salaire minimum. 

Quand vous évoquez les problèmes sociaux, c’est toujours dans les autres pays. Le Luxembourg n’en connait pas ? Beaucoup de travailleurs du bâtiment vivent dans des conditions déplorables.

Là je dois dire que pour les travailleurs du bâtiment, dans mes précédentes fonctions, j’ai beaucoup travaillé sur les détachements. Va d’ailleurs entrer en œuvre la nouvelle directive sur les travailleurs détachés. Le problème c’est de la faire appliquer. La Commission n’a pas d’inspecteurs du travail.

Le Luxembourg n’en a pas beaucoup non plus…

De plus en plus quand même. On a pris beaucoup de temps pour mettre en place un nombre suffisant. Mais pas qu’au Luxembourg. Plein de pays crient au dumping social mais ils coupent en même temps les moyens de l’inspection du travail. On travaille maintenant sur une agence européenne du travail qui va être implantée à Bratislava. Elle va mieux coordonner les actions de contrôle. 

Malgré la crise, les chantiers de votre lettre de mission demeurent, notamment le salaire minimum européen. Pouvez-vous expliquer la subtilité de ce cadre juridique ?

D’abord, disons qu’on ne peut pas fixer un salaire minimum européen parce que le traité nous l’interdit. Il nous faut un cadre pour plus de convergence salariale. On prévoit certains leviers d’adaptation du salaire minimum dans les pays membres qui en ont un. Ceux qui n’en ont pas doivent renforcer leur système de convention collective.

Directive ou règlement ?

Ce sera probablement une directive, mais bon… on a une consultation. La Commission propose et les États membres disposent. Il faut voir ce qu’il est possible de faire adopter. Cela suppose qu’il faut peut-être encourager l’émergence de partenaires sociaux plus forts et propager le système de conventions collectives. On va présenter un certain nombre de facteurs clés, l’évolution des salaires par rapport à la croissance du PIB, puis l’indicateur de pauvreté.

Comment on persuade un gouvernement de rigidifier la politique salariale ?

Ce n’est pas le gouvernement qui paie le salaire minimum. Ce sont les entreprises en général. Quand je vais en Europe centrale et orientale, le premier point qu’ils soulèvent, c’est la fuite des cerveaux. Ils perdent leur jeunesse. Nous leurs disons il faut améliorer les conditions de vie et de travail. Il faut un salaire plus juste. Il faut des perspectives. Il faut que le travail paie… on ne va pas se retrouver demain en Bulgarie avec le salaire minimum luxembourgeois.

Et le socle des droits sociaux, porté par Jean-Claude Juncker, est-ce qu’on en parle encore ?

Cela reste d’actualité. J’ai été assez sceptique quand Jean-Claude a sorti cette idée en 2017. Maintenant il y a une vraie dynamique. Il m’appartient de la maintenir. L’idée est de traduire ce socle en plan d’action. Notre objectif est de le présenter pour la présidence portugaise en 2021. Mais en fait, nous sommes déjà en train de le mettre en œuvre. Le cadre juridique pour un salaire minimum, les conditions de travail pour les plateformes digitales ou l’investissement dans la formation, tout ça relève du socle. C’est un peu notre cœur, un outil reconnu par le Conseil européen. C’est ce qui doit souder les États-membres sur le plan social. L’idée d’un modèle social européen renaît grâce au socle. Aujourd’hui nous voyons avec la crise que c’est important d’avoir un système qui investit dans le social.

La Commission Von der Leyen, sortie du chapeau à la dernière minute pour satisfaire les États peut-elle porter une ambition politique ?

Je m’inscris en faux par rapport à ce que vous dites. Je crois que cette Commission est très politique. Beaucoup de responsables ont exercé des fonctions politiques élevées. Ursula Von der Leyen n’a certes pas été chancelière, mais elle a une longue expérience politique. Elle a été élue parce qu’il y avait désaccord du PPE sur la candidature de Franz Timmermans et un désaccord des socialistes sur la candidature de Manfred Weber. 

Vous aimeriez laisser une trace dans l’histoire européenne ? Un dossier comme le salaire social minimum, que vous aimeriez porter ?

Ce concept remonte déjà à Jean-Claude Juncker et a été porté par les socialistes européens. Le faire passer c’est mon job, aussi un objectif personnel. Ma famille politique est attachée à la justice sociale à la valeur du travail. Faire avancer la justice sociale en Europe c’est important.

Pierre Sorlut
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