La Mouette

« Le théâtre, impossible de faire sans »

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2011

La Mouette, enfin. Pour Marja-Leena Junker, il faut avoir vécu pour s’attaquer à Tchekhov, surtout à La Mouette. À plus de soixante ans, après de très nombreuses mises en scène dans « sa » maison, le Centaure, et ailleurs, elle s’y sentait enfin prête et réunit, pour s’attaquer à ce monument de l’écriture dramatique, sa famille théâtrale au Grand Théâtre, de Myriam Muller en passant par Frank Sasonoff, Nicole Dogué ou encore Denis Jousselin, jusqu’à Constantin Cojocaru. La première de la coproduction entre le Centaure et les Théâtres de la Ville eut lieu lundi dernier, 17 octobre, 115 ans jour pour jour après sa création à Saint Péters[-]bourg – à l’époque, ce fut un échec cuisant. On est dans le symbolique.

Jean Flammang est un radical et c’est tant mieux. L’année dernière, pour l’Électre de Sophocle mise en scène par Marja-Leena Junker, l’architecte, scénographe, enseignant et metteur en scène lui-même avait encore réduit la minuscule scène du Cen-taure par une gigantesque construction triangulaire. Ici, alors qu’il y aurait beaucoup de place disponible sur la scène généreuse du Studio du Grand Théâtre, il fait le contraire et vide tout l’espace, pour y installer un grand mur blanc qui enferme les acteurs en permanence sur scène, les expose sans cesse aux regards des spectateurs, qu’ils jouent ou non, les fait participer à l’action sur scène. Le long du mur gauche, quelques chaises, deux tables, des valises, des lampes, des photophores et d’autres accessoires attendent d’être utilisés. Les acteurs installent eux-mêmes le décor spartiate, toujours sous les regards du public. Des projections de textes ça et là amplifient encore le geste de monstration, d’exposition de l’action sur scène. Jean Flammang ajoute ainsi encore un niveau supplémentaire à la mise en abyme de La Mouette, du théâtre dans le théâtre, en soulignant l’artificialité de la pièce.

Car s’il y a bien une constante dans les mises en scène des pièces de Tchekhov que nous ayons pu voir sur les scènes autochtones, La cerisaie, Les trois sœurs ou encore Oncle Vania, c’est bien l’approche ultra-respectueuse de l’œuvre et l’interprétation naturaliste de ses personnages, « si vrais », « si justes », « si modernes », qui auraient encore tellement de choses à nous dire aujourd’hui. Une tentation à laquelle la mise en scène de Marja-Leena Junker, malgré tout le bien qu’on puisse dire de cette Mouette, n’échappe pas tout à fait non-plus.

La plus belle définition de La Mouette est de Tchekhov lui-même, dans une lettre à Souvorine (citée dans le programme) : « C’est une comédie, il y a trois rôles féminins (en fait, il y en aura quatre au final, ndlr.), six masculins, quatre actes, un paysage (une vue sur le lac) ; beaucoup de discussions sur la littérature, peu d’action, cinq tonnes d’amour ».

Une smala d’amis et de famille constituée autour de l’actrice égocentrique Arkadina et de son frère Sorine (superbe Constantin Cojocaru, découvert en Cioran dans Mansarde à Paris... en 2007) se retrouve le temps de quelques jours de vacances à la datcha de ce dernier près d’un très beau lac, « il fait chaud, tout est calme, personne ne fait rien, tout le monde philosophe ». On y parle de création, de théâtre, de littérature, de « nouvelles formes » que voudrait découvrir le fils d’Arkadina, Tréplev (Dimitri Storoge), de l’éternelle guerre des anciens et des modernes, et de la « vie splendide et lumineuse » que vivent les gens célèbres comme l’auteur à succès Trigorine, dans l’imaginaire de Nina, fille d’un riche propriétaire attirée comme par magie par ce monde de bohème que son père lui interdit.

Elle ne rêve que de devenir actrice à son tour. Et elle rêve d’amour avec un people, ici : Trigorine. Forcément, elle court à sa perte, non sans suivre son premier rêve. Chez Tchekhov, les histoires d’amour finissent mal (en général) ; l’amour reste inassouvi parce qu’il n’est jamais réciproque : Tréplev aime Nina qui aime Trigorine, qui, lui, reste avec Arkadina. Mais Tréplev est à son tour adulé par Macha, qu’il ignore superbement, et qui finira par épouser Medvédenko, le petit maître d’école sans le kopeck, qui l’admire malgré son spleen.

Il est vrai que ces figures sont absolument splendides, et les acteurs sont émouvants, touchants, la distribution presque parfaite. Que de belles images comme Myriam Muller (Nina) en une sorte de Janis Joplin frêle, déglinguée, sur un incroyable trip que lui procure le théâtre, debout sur une table, gémissant puis hurlant dans un micro sous les feux de la rampe. Quelle force du désespoir que celle de Nicole Dogué (Arkadina), avec une présence toujours aussi puissante sur scène, implorant son amant impassible Trigorine (Frédéric de Goldfiem, toujours dans la litote) de ne pas la quitter pour Nina. Quel gouffre existentiel que celui qui s’étend devant Macha (extraordinaire Birgit Ludwig), si fragile et lasse de vivre cette vie ennuyeuse qu’on a l’impression de la voir disparaître. Que d’idées rigolotes de mise en scène – Denis Jousselin qui se bat contre la machine à fumée – et de petits gestes – les moustiques imaginaires tuées d’un coup sûr par-ci par-là par les acteurs en attente – pour souligner le côté comédie de la pièce que les sorts tragiques de ses jeunes protagonistes font souvent oublier. Mais on aurait aimé une prise de risque un peu plus grande, plus de radicalité encore dans cette mise en scène, qui reste par ailleurs bien au-delà de la moyenne.

La Mouette d’Anton Tchekhov, adaptation française : André Markovicz et Françoise Morvan ; mise en scène : Marja-Leena Junker, assistée de Francesco Mormino ; mise en scène, lumière et costumes : Jean Flammang ; direction musicale : Philippe Partridge ; avec : Jacques Brucher, Constantin Cojocaru, Nicole Dogué, Irina Fedotova, Frédéric de Goldfiem, Denis Jousselin, Birgit Ludwig, Myriam Muller, Franck Sasonoff et Dimitri Storoge ; une production des Théâtres de la Ville de Luxembourg avec le théâtre du Centaure ; prochaines représentations au Studio du Grand Théâtre ce soir, 21 octobre, samedi 22 et lundi 24 octobre à 20 heures ; représentation supplémentaire dimanche 23 à 17 heures. Informations : www.theatres.lu ; réservations par téléphone : Tél.: 47 08 95 1 ou sur www.luxembourg-ticket.lu.
josée hansen
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