« Est-ce que je dérange, ou cherche-t-on ainsi à allumer un nouveau feu pour détourner l’attention » ? Interview avec Frank Schneider, ex-SREL

« Je n’ai rien détruit »

d'Lëtzebuerger Land du 23.11.2012

d’Lëtzebuerger Land : Vous avez écrit le 5 novembre dernier, par l’intermédiaire de votre avocat, une lettre à Marc Colas, administrateur général au ministère d’État, ainsi qu’au député vert François Bausch, président de la Commission parlementaire du contrôle du service de renseignement de l’État. Vous demandez, entre autres, à votre ancien employeur, l’État, de vous défendre contre des accusations relayées par la presse qui vous présentent comme l’un de ceux qui, au service des renseignements, auraient détruit des pièces relatives au dossier Bommeleeër. Avez-vous détruit des pièces ? Frank Schneider : Je n’ai rien détruit. Lorsque je suis rentré au Service de renseignement de l’État en 2000, le dossier Bommeleeër n’était pas un sujet d’actualité. Je n’avais certainement aucun accès à des documents, voire des informations à ce sujet. J’ai pris connaissance de son actualité le jour des perquisitions en 2003 au SREL. Il est de notoriété publique que le service de renseignement a essayé de trouver toutes les pièces qui pouvaient, de près ou de loin, être en rapport avec l’affaire du Bommeleeër. Les enquêteurs auraient pu prendre tous les documents, mais ils ont choisi de procéder de manière très civilisée. Le service avait mis en place une cellule interne qui a coopéré avec la justice, pour fournir les documents au Procureur dans le cadre de l’instruction. Je ne faisais pas partie de cette équipe d’audit interne qui était sous la responsabilité directe du directeur du SREL et je n’avais aucune influence sur elle. Moi, j’avais un travail. Je n’ai pas travaillé, ne serait-ce qu’une seule minute, sur le dossier du Bommeleeër. Ce n’était pas mon travail, c’était le travail de la police et de la justice, pas celui du SREL. Je me suis clairement, intellectuellement, intéressé à ce sujet, mais je n’ai pas enquêté dans ce contexte. Tous ceux qui me connaissent dans ce pays savent que la dernière chose que j’aurais faite aurait été de détruire des pièces, surtout d’un caractère historique. Je ne l’aurais jamais fait, en plus sur un évènement qui ne me concernait pas. J’avais quinze ans à l’époque des faits. Êtes-vous cité comme témoins, dans le cadre du procès du Bommeleeër, qui va prochainement s’ouvrir au tribunal ? J’ai été entendu dans le cadre de cette affaire par la juge d’instruction et j’ai répondu à toutes les questions. Mais je n’ai pas été convoqué comme témoin pour le procès. Si la justice, en qui j’ai pleine confiance, estime que je peux l’aider dans le cadre de ce processus, je le ferai. Vous avez travaillé pour l’ambassade des États-Unis et certains n’hésitent pas à faire un rapprochement entre ce background professionnel et le fait que le dossier du Bommeleeër ait abouti aux États-Unis dans les bureaux du FBI – qui l’a d’ailleurs perdu. Il ne faut pas faire d’amalgame. J’ai travaillé pour l’ambassade des États-Unis en tant qu’assistant économique et politique sous le statut de foreign service national. Il y a plus de 100 000 personnes dans le monde qui travaillent pour l’État américain sous ce statut de FSN. Bien évidemment, au Luxembourg c’est un poste unique, et c’est normal que j’aie pu y développer ma carrière. J’étais dans les circuits qui m’ont ensuite permis de rentrer au Service de renseignement. Mais l’un n’a strictement rien à voir avec l’autre. Est-ce que le SREL maintient des contacts au niveau international avec les services de renseignements étrangers, bien sûr, mais pas seulement les Américains. Votre avocat vous présente comme un martyr. Vous considérez-vous comme tel ? Comment l’expliquez- vous ? Je l’ignore. Est-ce que je dérange, ou cherche-t-on ainsi à allumer un nouveau feu pour détourner l’attention ? Quels sont les autres feux : Cargolux et le Friedengate, Bommeleeër ? À lire la presse, il y a pleins de feux. Nous sommes dans une situation politiquement et économiquement assez tendue. Je ne peux pas identifier un dossier en particulier, mais je ne comprends pas pourquoi la « Katharina Blum »1, qui est moi en l’occurrence, ait été choisie comme cible. L’heure du grand déballage est-elle venue ? Je suis tenu à des lois. Je ne pourrais pas divulguer le contenu d’activités que j’ai eu dans le cadre de mes fonctions au SREL, ni fournir d’informations classifiées, quand bien même d’ailleurs la loi m’y autorisait. Sandstone, la société d’intelligence économique que vous avez créée en août 2008, est au centre d’attaques répétées, d’abord dans le cadre de l’enquête sur le Bommeleeër et ensuite en marge de l’affaire des écoutes téléphoniques illégales du Premier ministre Jean-Claude Juncker par Marco Mille, ancien chef du Service de renseignement de l’État luxembourgeois. Avez-vous joué un rôle dans les écoutes et comment expliquez-vous que le nom de Sandstone apparaisse aux côtés de celui de Marco Mille ? La société Sandstone n’est pas secrète. Des sociétés d’intelligence économique existent partout dans le monde, surtout dans les grands centres financiers. Nous avons d’ailleurs communiqué à nos débuts en sponsorisant notamment une grande conférence sur la finance islamique au Luxembourg, dans laquelle une centaine de personnes ont reçu une sacoche avec la mention Sandstone. Aujourd’hui, on s’intéresse soudainement à cette société, premièrement dans le contexte du dossier Bommeleeër et tout récemment maintenant à l’affaire de cet enregistrement clandestin d’une conversation entre deux personnes, le Premier ministre et l’ancien chef du SREL. Pourquoi ? Je l’ignore. Concernant l’enregistrement, le Premier ministre a fait une déclaration. À ce stade, c’est tout ce qu’il y a à dire. Pourquoi l’a-t-il fait maintenant ? Je n’en sais rien. Il doit avoir une raison. Avez-vous obtenu une réponse au courrier du 5 novembre de votre avocat au ministère d’État réclamant une prise de position de votre ancien patron, l’État, pour soit vous défendre ou soit pour vous blâmer ? Non, pas jusqu’à présent. Avez-vous eu des contacts avec le ministère d’État après les premières accusations vous visant implicitement ? J’ai eu une conversation, d’ailleurs mentionnée dans la lettre de mon avocat, avec Monsieur Colas au lendemain de la première mention me visant par RTL. La conversation avec Monsieur Colas m’a parue agréable et semblait aller dans la direction que nous allions coopérer ensemble. Mais depuis lors, il n’y a plus de contact. Concrètement, vous attendez que Monsieur Juncker vole à votre secours. Or, le Premier ministre donne plus l’impression qu’il veut régler des comptes à l’égard des anciens responsables du SREL. Je ne le sais pas. En principe, le Service de renseignement et le Premier ministre devraient travailler main dans la main. Or, ces déclarations laissent penser qu’il y avait beaucoup de défiance entre Monsieur Juncker et les responsables du SREL. Les départs de nombreuses personnes de ce service, dont vous et Marc Mille en attestent. Pourquoi avez-vous quitté le SREL. Avez-vous été poussé dehors ? J’ai eu la chance de rentrer dans ce service qui m’a longtemps fasciné et qui constitue à mes yeux un instrument très important pour le fonctionnement d’un État. J’ai pu assister à une certaine renaissance du Service de renseignement de l’après-guerre froide vers une nouvelle ère, notamment avec l’adoption de la loi de 2004 qui était regardée, sur le plan international, comme quelque chose de très sophistiqué pour cette sorte d’activité. En ce qui me concerne, je dirai, et ça arrive souvent dans les carrières à l’État, on occupe trop jeune des positions élevées, ce qui ensuite rend difficile une évolution. C’est ce qui m’est arrivé. À l’âge de 38 ans, j’ai occupé le poste de directeur des opérations, il n’y avait pas beaucoup de marge pour évoluer et je me voyais mal occuper encore ce poste pendant vingt ans. Je voulais m’engager dans quelque chose de nouveau. La loi de 2004 comprend d’ailleurs des dispositions sur la protection du patrimoine économique. Cet aspect m’intéressait beaucoup, d’autant que si ce pays a quelque chose à protéger, c’est bien son patrimoine économique. Il y a un véritable marché pour des sociétés d’intelligence économique. C’est la raison pour laquelle j’ai quitté le SREL et constitué la société. Ni plus ni moins. Savez-vous pourquoi Marco Mille, l’ancien patron du SREL, l’a quitté en décembre 2009 pour travailler lui aussi dans le secteur privé auprès de Siemens ? Je constate seulement qu’il occupe une position extrêmement élevée dans un groupe international avec des responsabilités qui dépassent largement celles qu’il a eues au Luxembourg. Pour lui, il s’agit d’un développement de sa carrière et non pas d’un recul. Connaissiez-vous l’existence d’écoutes que Marco Mille a fait du Premier ministre à son insu ? Le mot « écoute » est un terme technique et juridique. J’ignore pourquoi il est parti, mais je vois qu’en quittant le SREL, il a fait un saut considérable dans sa carrière. S’il avait fait quelque chose d’illégal, l’État aurait sans doute eu les moyens de traiter le dossier. Les possibilités ne manquent pas : suspension immédiate de poste, enquête disciplinaire et enquête judiciaire. Je suis sûr que le Premier ministre a décidé ce qu’il y avait à décider, ensemble avec la Commission parlementaire sur le contrôle du Service de renseignement. Revenons-en à Sandstone : qui sont les actionnaires de la société, quels sont vos moyens financiers et qui vous a aidé à constituer la société. Y a-t-il des capitaux publics ? Sandstone se finance à travers ses propres activités, entre autres des missions de due diligence et de support aux conformités légales depuis trois ans et dispose d’une clientèle exclusivement privée qui lui permet de survivre. Sandstone n’est pas Frank Schneider, elle a des actionnaires et des employés. Il est important de les protéger, comme il est aussi important de protéger ma famille. Heureusement, nos clients très internationaux ne sont pas intéressés à cette affaire très luxo-luxembourgeoise. Concernant l’actionnariat, je veux être très transparent : il n’y a pas d’actionnaire public. Il y a eu un plan de financement pour le lancement de la société qui s’est appuyé sur quatre parties : l’apport pour 51 pour cent du capital de ses trois actionnaires fondateurs, dont moi-même, un financement à travers un prêt participatif de la SNCI qu’il faudra rembourser, un prêt de deux grandes banques luxembourgeoises et une participation du holding milliardaire General Mediterranean Holding et sa branche de private equity, qui ont financé Sandstone en tant qu’investisseurs privés. Ce groupe luxembourgeois exerce une activité bien réelle au grand-duché et emploie aux alentours de mille personnes. Je suis d’ailleurs particulièrement fier que GMH, présent depuis 35 ans au Luxembourg, ait financé et placé sa confiance en Sandstone.

Véronique Poujol
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