Depuis juillet, l’inceste constitue une infraction autonome. Mais comment accueillir un enfant qui prend la parole contre ses parents ?

Rompre le silence

Lynn Rosa André, Silence à Rompre,  octobre 2023
Photo: Lynn Rosa André
d'Lëtzebuerger Land du 06.10.2023

Une salle d’attente. Une table adossée au mur, des chaises aux coussins colorés, à la taille d’un jeune enfant. Une boîte remplie de personnages qui peuvent représenter papa, maman, frère... Des crayons de couleur, des feuilles de papier, des Lego laissés sur la table comme si l’enfant venait de la quitter en plein milieu du jeu. Sur les murs blancs quelques affiches : « Mir si fir dech do ». « Och dëst si Kannerrechter ». À première vue, la salle de l’Assocation luxembourgeoise de la pédiatrie sociale (Alupse) ressemble à tant d’autres. Sauf que sur l’affiche « Ech sinn de Chef vu mengem Kierper! » un petit écureuil roux, attouché par un lapin, s’écrie : « Nee ! » et la légende précise : « Ech däerf Nee soen! Ech däerf a soll mir Hëllef siche goen! » Chercher l’aide, mais où ?

Chez l’Alupse, spécialisée en prise en charge de l’enfance maltraitée, on intervient la plupart du temps à la demande de la Justice, à un moment avancé du processus donc, lorsqu’une plainte pour maltraitance a déjà été déposée. Le Kanner-Jugendtelefon est à l’écoute de l’enfant de manière anonyme, ce qui permet de constater, pas nécessairement de remonter la piste d’un abus. La Police a une ligne d’appel dédiée aux enfants victimes de violence, « Aktioun Bobby », mais le téléphone y sonne rarement. Pourtant, pouvoir dire est critique pour toute victime. Car le diagnostic médical est délicat à établir. « Seulement dix pour cent des filles sexuellement abusées présentent des signes cliniques », dit le Dr Roland Seligmann, médecin spécialiste en maltraitance et fondateur de l’Alupse. Et d’ajouter : « Alors, tout repose sur la parole », ainsi que sur l’analyse de signes comme les changements de comportement, de personnalité. La difficulté d’établir les faits indéniables, vu le pourcentage limité de signes cliniques, est une réalité. Néanmoins « les maux sont de telle nature, qu’il faut pouvoir poursuivre l’agresseur. C’est un droit de l’enfant », rappelle Charel Schmit, l’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher du Luxembourg. D’où la nécessité de recueillir la parole de l’enfant. « Il ne suffit pas d’ériger en infraction l’inceste, encore faut-il mettre en place des politiques d’accompagnement… pour que les enfants ne perdent pas le courage de demander de l’aide, de se confier à une personne, d’en parler dès la première heure ».

Dans le contexte d’abus sexuel, sont considérés comme mineurs les jeunes de moins de seize ans. Parmi les 94 victimes accueillies par le Planning familial en 2022, 67 ont été mineures au moment des faits. Elles n’étaient qu’une quinzaine à avoir entamé une thérapie avant leur majorité. De longs mois de silence séparent l’acte subi de sa révélation, des années peuvent s’écouler avant l’obtention d’une aide. Car à ces enfants, quoique ayant l’accès aux informations sur internet, les mots pour nommer l’innommable manquent. L’amnésie traumatique, le renvoi dans l’oubli s’installe. « La perte de mémoire emprisonne la victime, empêche la divulgation des violences », avertit l’Organisation mondiale de la santé. La libération n’est guère aidée par « les logiques actuelles des références légales, des logiques administratives et institutionnelles qui doivent être repensées, qui doivent tenir ensemble », explique Charel Schmit. « Il s’agit d’une problématique sensible sur laquelle tout le monde s’accorde dans les discours du dimanche. Tout le monde s’accorde en principe qu’il y a lieu d’agir de concert. Mais dès qu’il faut réorganiser, mettre en place un cadre d’accueil, alors cela cesse d’être facile ! », dénonce-t-il. Cette perception est partagée par Dr Seligmann : « Il y a une très grande réticence, beaucoup de barrières qui ne sont pas simplement juridiques, qui sont celles des mentalités, d’une absence de la critique », constate-t-il. « Le tabou est plus qu’un tabou ! C’est ‘Mir wölle bleiwen wat mir sinn’. Surtout ne me parlez pas de ces choses que je ne veux pas entendre… »

Quelle est l’ampleur du phénomène ? Il est périlleux de l’établir. Les statistiques sont éparses, peu éloquentes. 110 prévenus pour les infractions relatives à l’abus sexuel à l’égard des mineurs en 2022 selon le Parquet. 131 viols et 157 « attentats à la pudeur » (« atteinte à l’intégrité sexuelle » désormais), sans distinction d’âge, selon les statistiques 2022 de la Police. Les 17 pour cent de la population qui se déclarent victimes d’une agression sexuelle selon des données publiées par le Statec en mars 2022. « Cela nous oblige de travailler dans les ténèbres… et on en a ras-le-bol ! Il faut des témoignages, il faut recueillir la parole des enfants. On a des condamnations, mais pas les chiffres de la violence ! », regrette Charel Schmit.

Les chiffres sont partiels. Ils passent outre les victimes qui restent silencieuses ou dont la parole n’est pas reconnue, n’est pas prise au sérieux. Car, d’une part, « il est extrêmement difficile d’aller à la Police et d’exposer son intimité », admet Ana Pinto, la fondatrice de l’association des victimes Voix des survivantes, en parlant de la solitude et de l’incompréhension auxquelles celles-ci font face. D’autre part, les jeunes abusés empruntent parfois des chemins de vie tortueux. Ils sont souvent connus des services de la Police pour des infractions et « quand ils viennent déposer une plainte en tant que victime, ils sont décrédibilisés, dans une approche de routine néfaste », relate Marie-Jeanne Pascucci de l’association d’aide aux victimes Oxygène. Même si les agents de la Police qui travaillent avec les mineurs sont spécialement formés en matière d’abus et de violences sexuels.

Dans quelle mesure la parole des victimes se perd dans les méandres procéduraux ? Selon les chiffres du Parquet, il y a un peu plus d’une douzaine de prononcés par an contre une centaine de prévenus au départ. Les autres affaires sont acquittées ou classées sans suite, faute de preuves, de qualification d’infraction suffisante ou parce que l’affaire est prescrite. « Il y a des freins, des attentes de la culture du silence. On est dans une situation délicate », évoque Dr Seligmann. « Pourquoi les jeunes victimes parleraient-elles ? », interroge Marie-Jeanne Pascucci, consciente des difficultés qui attendent les victimes. « Elles paieront cher leur parole. Une fois celle-ci révélée, une machinerie se mettra en route. Celle du rejet familial, du placement, de la procédure… » qui n’aboutit pas nécessairement. En partie parce qu’« un tiers d’auteurs d’abus sexuels ont moins de 18 ans. Les plus jeunes ont actuellement sept ans ! Cela s’est passé dans une maison-relais où trois garçons de cet âge ont déshabillé une fille de six ans, sont montés sur elle et l’ont laissée avec ces mots : et maintenant t’auras un bébé ! », déplore le Dr Seligmann. Les mineurs ne peuvent en principe pas être condamnés à une peine pénale, tout au plus des mesures de protection peuvent être prises à leur encontre. Quoi qu’il en soit de la remédiation, « tous les enfants victimes de violence, mais aussi des enfants auteurs des violences, dans les deux cas de figure, ont le droit à ce qu’on leur offre la possibilité d’être accompagnés dès la première heure », rappelle l’ombudsman Schmit.

Un centre d’accueil national pour les jeunes victimes des violences sexuelles permettrait un tel accompagnement, mais il fait défaut dans le pays. « On aurait préféré si le gouvernement avait tenu sa parole, et donné réalité à ce qu’il a annoncé dans l’accord de coalition il y a cinq ans : de mettre en place une maison de l’enfant », regrette Charel Schmit. À la question pourquoi les choses n’avancent pas, des réponses obtenues vont dans le même sens : « Il y a une extrême réticence de se mêler de ce qu’on appelle la vie privée des gens. Sans se rendre compte que dans l’abus sexuel on est dans une pathologie relationnelle », estime Dr Seligmann. Et il ajoute : « Il y a quelque part le politiquement correct, de parler d’une façon aimable sans jamais se mouiller. Il y a le déni des décideurs qui très rarement parlent aux gens en charge. » Pour Charel Schmit « la réforme du droit pénal a été nécessaire et présente un progrès, mais il faut rentrer dans le vif du sujet de l’éducation de l’enfant, faire plus en matière de sensibilisation dans les foyers familiaux et dans les relations avec les enfants. » Pour rompre le silence, « il nous faut un débat de société sur la violence subie dans l’enfance ».

Pendant ce temps, les politiciens discutent. Une question parlementaire a été adressée par Nancy Kemp-Arendt à la ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng), fin avril. La députée CSV veut savoir quelle est la position du gouvernement quant à l’établissement d’un point unique d’accueil, une « national Ulafplaz », pour les victimes d’abus sexuels. Dans sa réponse, la ministre exprime son soutien et confirme la constitution d’un groupe de travail qui doit d’abord rendre ses conclusions. Un manque de priorité d’autant plus frappant que la très grande majorité des viols et des agressions sexuelles ont lieu dans la sphère familiale, que les enfants sont manipulés par les auteurs et maintenus dans un silence imposé pendant des années. Et que l’enjeu pour l’enfant est vital, car il concerne le lien affectif premier. En effet, dans 54 pour cent des cas, l’auteur identifié est d’abord le père, la figure paternelle ou un autre membre masculin de la famille. Puis arrivent (quinze pour cent) des connaissances de la famille. La mère est l’auteur dans un pour cent des cas. Les viols et abus commis par les inconnus présentent, eux, dix pour cent. (Ces chiffres proviennent du Rapport 2022 du Planning familial.) Alors comment aider un enfant sexuellement abusé à réaliser que ce sont des gestes qui ne sont pas permis, qui ne doivent pas avoir lieu ? Comment l’encourager à rompre le secret familial et à désigner les siens comme auteurs ? Les associations qui se chargent de l’accueil des victimes connaissent la réponse.

Marie-Jeanne Pascucci reçoit les jeunes victimes à l’association Oxygène, un service de Femmes en détresse. Les filles viennent souvent après avoir parlé à une amie. Elles ont entre douze et 24 ans. « Mais, même si elles viennent, elles ne parlent pas. Il faut les aider à trouver les mots. On a des outils pour cela », explique Marie-Jeanne Pascucci. L’éducatrice graduée, formée en thérapie centrée sur les émotions et en programmation neuro-linguistique, procède par étapes pour faire dérouler le film de leur vie. Elle questionne sur le quotidien, la famille, la présence du père, du beau-père, les gestes, les obligations qu’on leur impose. Des éléments apparaissent au fur et à mesure : obligée de manger sur le canapé à côté du père ou sur ses genoux ; obligée de prendre la douche la porte ouverte, de se laisser « chatouiller »… Le dialogue a un seul but : de mettre des mots sur le vécu. Marie-Jeanne Pascucci souligne l’importance de nommer sans utiliser les diminutifs. « Les mots ne font pas de mal, le mal est fait » dit-elle. On procède pas à pas, on recompose le récit intime. « Et tout d’un coup, c’est presque toujours la même réaction, comme si vous aviez débouché un évier, elles commencent à parler, à pleurer, elles n’arrivent plus à respirer, elles crachent tout le morceau, tout, tous azimuts, c’est sorti ! »

L’abus sexuel, le viol est retracé. Si une mineure expose qu’elle a été touchée, qu’elle a été violée, la personne qui l’accueille est obligée de faire un signalement à la Police. (Telle est d’ailleurs l’obligation légale de toute personne qui est témoin ou qui a des soupçons d’un abus sexuel à l’égard d’un mineur). « Il faut voir quelle force ont ces gosses, car ce n’est pas garanti que le juge acceptera le signalement ! » S’il l’accepte et l’auteur est un parent, l’enfant sera séparé de sa famille et placé dans un foyer. « Il faut qu’il y ait une coupure totale avec la famille. C’est ce qui me chagrine chaque fois. Les victimes ne réalisent pas tout de suite, et tant mieux. Elles sont dans un état de choc après avoir parlé, il leur faut un moment de répit. » On s’attendrait à un soulagement. « Il y en a, mais il y a aussi un épuisement ». Elles ont fait confiance, elles ont trouvé le courage de dire une première fois, mais la démarche ne s’arrête pas là. « La réalité les rattrape », poursuit l’éducatrice. Il faudra passer à la Police, il faudra aller dans les détails. « La déclaration d’abus sexuel, c’est horrible. La pénétration anale, vaginale, combien de fois, jusqu’où, avec un ustensile… ? » On filme la déposition. « L’enregistrement est fait par les policiers spécialement formés à l’audition et sera utilisé lors de l’audience devant le juge ; il sert à ne pas traumatiser la victime, ne pas lui faire répéter son récit une deuxième fois. » Néanmoins, Marie-Jeanne Pascucci critique la longueur de la chaîne procédurale : la police, les médecins, les avocats, le tribunal, les thérapeutes, l’assistance sociale... « On se félicite de ce projet de loi tandis que les filles sont ballotées entre les institutions. Et que les primo-délinquants ont leur deuxième chance [le droit au sursis intégral, ndlr]. Pourquoi les victimes n’ont pas leur deuxième chance ? À force de vouloir s’en sortir, elles s’enfoncent ! »

On pourrait l’éviter. Une solution viable, déployée avec succès dans plusieurs pays d’Europe, existe : Barnahus, la maison de l’enfant. Un concept de structure d’accueil centrée sur l’enfant qui rassemble tous les intervenants dans un seul et même lieu : les différents services d’aide qui assurent l’accueil, l’écoute, la réadaptation ainsi que la réinsertion sociale. Et qui limite le risque de victimisation secondaire, car les auditions des enfants menées par la police, les témoignages devant le tribunal ont lieu dans un environnement adapté à l’enfant. La création d’une telle maison au Luxembourg permettrait à tout enfant victime de violence d’être entendu, à sa voix d’être prise en compte. En 2017 le gouvernement avait annoncé vouloir se doter d’une telle structure. Six ans après, on en est encore à l’idée. « Pour le futur gouvernement, la problématique du combat contre les violences à l’égard des enfants doit être une priorité ! », souligne l’ombudsman Charel Schmit. Les histoires des victimes sont des histoires d’urgence. Comme celle racontée par Ana Pinto de l’association Voix des survivantes. « C’était dans un lycée du pays où je donne des ateliers sur la violence subie ; une étudiante m’a approchée : « Puis-je vous embrasser, je crois que vous m’avez aidée. Sans vous entendre aujourd’hui, je me serais pris la vie demain. » Violée à quatorze ans, la victime a parlé deux ans après, à une quasi inconnue, prête à l’entendre.

Alena Ilavska
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