Théâtre

Drôlement brisés

d'Lëtzebuerger Land vom 12.05.2017

Faire du vaudeville sur la France ouvrière ravagée par les conséquences des délocalisations, le chômage et le suicide ? Aucun problème ! C’est ce qui semble avoir été la réflexion initiale du dramaturge Rémi De Vos lorsqu’il a créé Cassé, actuellement mis en scène par Myriam Muller dans une création du Théâtre du Centaure à Luxembourg. Un grand écart permanent et surprenant, qui amuse et abuse juste ce qu’il faut...

Christine ne va pas bien du tout. Pendant près de deux décennies, elle s’est levée et s’est couchée en pensant Prodex, la société qui l’employait jusque-là, ancien fleuron de l’électroménager devenu désuet dans une société de consommation gouvernée par l’obsolescence programmée. L’historique fictif du groupe ressemble à bon nombre de cas bien réels : ralentissement de l’activité, rachats divers et variés, échecs, grosses primes de départ, délocalisations...puis LA délocalisation, celle qui coûte son poste à Christine. Dans sa colère, elle vocifère et amalgame : « Aujourd’hui, les jeunes ils s’en foutent de la qualité ! Ils veulent des couleurs flashy, c’est le truc des chinois ça, les couleurs flashy ! ». Son mari Frédéric, placide et amoureux, fait tout ce qu’il peut pour lui remonter le moral mais n’arrive pas à la cheville des plaquettes de Lexomil et autres antidépresseurs que sa compagne avale quotidiennement... Cette dépression d’inactive va toutefois se transformer en inquiétude sans borne lorsque Frédéric partage son bonheur d’être progressivement rétrogradé de technicien informatique chez Sodecom à technicien de surface, nom politiquement correct pour « sorteur de poubelles ». La redécouverte du contact humain et de son propre corps conséquente à cette nouvelle fonction enchante Monsieur au plus haut point, mais pour Madame, ce n’est qu’un masque... Elle en est certaine : son mari va encore plus mal qu’elle et il est le prochain sur la liste déjà longue de suicides dans son entreprise !

Christine fait ainsi de cette conviction une cause à défendre à l’aide d’une série de personnages tous plus délicieusement caricaturaux les uns que les autres : sa meilleure amie bimbo aux mœurs légères ; un médecin épris, transi et soumis ; un voisin « no life » intrusif à souhait ; un collègue syndicaliste de la première heure au phrasé de manif perpétuel ; une mère restée aussi bourgeoise que son père n’est resté prolétaire... Tout ce petit monde va et vient dans l’appartement de Christine et Frédéric sans jamais se douter – ou presque – de la supercherie qui est en train de se jouer sous leurs yeux, dernier moyen loufoque trouvé par le personnage principal pour sauver ce qu’elle croit encore possible.

Pour jouer tous ces joyeux crétins, il n’est pas peu dire que Myriam Muller a su s’entourer d’une équipe au poil, chacune et chacun donnant l’impression d’être né dans son personnage... Eugénie Anselin, Olivier Foubert, Denis Jousselin, Nicole Max, Francesco Mormino, Franck Sasonoff et Jules Werner sont en effet criants de vérité et parviennent à faire monter l’intensité comique au même rythme que celui auquel Christine, interprétée par une Cathy Baccega en grande forme, perd les pédales, le tout dans un rythme et un ton vaudevillesques totalement assumés. Et c’est ce premier degré apparent et décomplexé qui permet le contraste, et de ce fait la mise en emphase de la toile de fond beaucoup plus sombre de Cassé ; qui fait rire plus jaune que de bon cœur tout au long de la représentation. On se rappellera cependant les excellentes blagues potaches de Franck le voisin geek qui tombent toujours à point nommé... La mise en scène, quant à elle, est de nouveau simple, astucieuse et efficace, comme sait si bien le faire le Centaure. Les murs sont de véritables métaphores de la vie de Christine, solides en apparence mais complètement perméables aux intrusions extérieures, alors que le placard, synonyme de punition, devient un refuge, le seul cocon sûr et hermétique au cœur de cette tempête sociale... De Vos a déclaré en parlant de sa pièce : « Quand Feydeau montre le côté ridicule du bourgeois ça ne dérange pas. Mais faire rire d’un prolétaire aujourd’hui c’est incorrect », c’est pourtant bien ce que réussit à faire à présent Myriam Muller grâce à ce texte on ne peut plus actuel.

Cassé de Rémi de Vos, Mise en scène : Myriam Muller. Avec Eugénie Anselin, Caty Baccega, Olivier Foubert, Denis Jousselin, Nicole Max, Francesco Mormino, Franck Sasonoff, Jules Werner ; les 5, 6, 12, 13, 16, 19, 23 et 24 mai à 20 heures et les
7, 14, 18 et 21 mai à 18h30 au Théâtre du Centaure, www.theatrecentaure.lu.

Fabien Rodrigues
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