Le Centre mémorial du génocide à Kigali au Rwanda

La construction d’un mythe national et ses dangers

d'Lëtzebuerger Land vom 07.09.2012

Malgré les différences dans son évolution à travers le temps, toute nation repose sur une identité commune à tous ses sujets. Cette identité s’appuie à son tour sur une histoire collective. Elle est construite autour d’événements historiques bien réels, mais souvent sélective en privilégiant certains faits du passé pour les rendre particulièrement pertinents. Elle est affermie par une autorité nationale qui se justifie par ce passé, et institutionnalisée par des monuments et musées afin qu’elle s’enracine dans la mémoire de ses sujets jusqu’à se transformer en mythe national.
Depuis une quinzaine d’années, le Rwanda, pays de l’Afrique centrale, est en train de construire un tel mythe national. Le génocide rwandais et la victoire des rebelles, majoritairement tutsis, du Front patriotique rwandais (FPR) contre les génocidaires en juillet 1994, en représentent les piliers principaux. Quand le FPR, aujourd’hui parti politique au pouvoir, entra dans la capitale Kigali pour mettre fin au génocide rwandais, il trouva une ville ravagée, où seulement les corps des victimes du génocide s’entassaient. Kigali symbolisait à ce moment-là le pays dans son ensemble. La guerre civile avait duré quatre ans et s’était terminée par cent jours de génocide, d’avril à juillet 1994, qui avait coûté la vie à 800 000 Tutsis et Hutus modérés.
18 ans plus tard, Kigali est toujours le symbole du pays, mais symbole de son développement rapide. Elle témoigne de la « Vision 2020 » du gouvernement rwandais, lancée en 2000, qui veut catapulter le pays au rang des pays à revenu intermédiaire. Le Rwanda fait figure d’exception dans sa région. Les rues principales sont goudronnées et éclairées, des panneaux montrent le chemin et à Kigali, les premiers gratte-ciel s’élèvent. L’État hautement efficace garantit un climat politique stable qui, à son tour, attire l’investissement étranger. Les secteurs de l’éducation et de la santé sont les meilleurs de la région. Le gouvernement combat la corruption avec grand succès et maintient une haute transparence dans la gestion de ses affaires. Plus de quarante pour cent des députés nationaux sont des femmes, le taux le plus élevé du monde. C’est ce visage du Rwanda qui l’a mis au rang de favori de la communauté internationale, qui semble expier son indifférence pendant le génocide par une aide financière.
Cependant, le Rwanda a un deuxième visage. Depuis le génocide, la vie politique et sociale est dominée par le slogan : plus jamais ! Qui voudra le remettre en cause ? Toutefois, en son nom, le gouvernement et les forces militaires limitent la vie publique et politique de ses citoyens. Des lois introduites en 2001 et 2003 interdisent de mentionner les mots « Hutu » et « Tutsi » et criminalisent tout essai de réviser, nier, justifier, banaliser ou minimiser le génocide. Ces lois contre le « divisionnisme » ont pour but d’éradiquer les notions ethniques, les remplaçant par une identité nationale rwandaise. Cependant, d’un côté ces lois servent trop souvent comme prétexte au gouvernement d’arrêter des membres de l’opposition politique pour des raisons souvent arbitraires. De l’autre côté, elles rendent toute discussion sur le passé commun presque impossible, si celle-ci ne souscrit pas au mythe fondateur du gouvernement, y compris sa version de l’histoire du génocide et des relations historiques entre Hutus et Tutsis.
Le Centre mémorial du génocide à Kigali, institution essentielle en vue d’implanter durablement le mythe national rwandais, reflète fidèlement le discours officiel. Le bâtiment principal du Centre, qui héberge le musée, est entouré de plusieurs jardins, chacun consacré à un thème spécifique relié au génocide. On y trouve trois jardins adjacents représentant l’histoire rwandaise en trois étapes qui dominent aussi l’exposition au musée : unité, division et réconciliation. Le jardin de l’unité représente la période précoloniale qui est décrite comme une époque de paix. La société était unie et ne connaissait pas encore la notion des ethnies tutsies et hutues : il y avait un seul peuple rwandais.
Mais parler d’une telle unité rwandaise à l’époque pré-coloniale est une distorsion de l’histoire aux fins de renforcer le mythe national. En effet, avant la colonisation, la signification d’Hutu et de Tutsi n’était pas clairement définie, changeait à travers le temps et ne se référait pas toujours aux ethnies, mais aussi au statut social. Cependant, cette notion de Hutus et Tutsis existait bien, même si elle était moins prépondérante. En plus, pendant le XIXe siècle se développaient déjà des procès sociaux qui jetaient la base pour la sévère division ethnique à venir. Surtout, la pratique traditionnelle de l’umuheto, selon laquelle un Hutu donnait une vache à un Tutsi en échange de sa protection, s’inversait dans l’ubuhake, où le protecteur tutsi donnait une vache à un Hutu en échange de son travail manuel. Les colonisateurs renforçaient considérablement cette relation de puissance très déséquilibrée, qui menait finalement à l’effondrement de la société rwandaise.
Ce thème est repris par le jardin de la division. Quelques chaises sont dispersées dans ce jardin qui invite à un moment de repos et de réflexion. Deux entités sont surtout tenues responsables de ces conflits ethniques : les colonisateurs, qui ont divisé la société jusqu’alors harmonieuse, et ensuite les deux régimes hutus qui ont continué à aggraver ce clivage.En effet, on ne peut pas assez souligner le rôle principal des colonisateurs allemands et belges dans la construction des identités hutues et tutsies au Rwanda. Ils favorisaient systématiquement la minorité tutsie que – dans leur idéologie raciste – ils jugeaient plus proche de leur propre race et donc plus évoluée que les Hutus. Ce sont les Belges qui, dans les années 1930, introduisaient des cartes d’identité ethnique, classifiant 84 pour cent de la population comme Hutus, quinze pour cent comme Tutsis et un pour cent comme Twas, transformaient des catégories flexibles et floues en classes fixes et inchangeables. À l’aube de l’indépendance, les Belges changèrent de camp, supportèrent la révolution hutue en 1959 qui réclamait des élections libres et qui finit par coûter la vie de milliers de Tutsis.
Le régime hutu après l’indépendance de 1962 introduisait des quotas ethniques dans les écoles et entreprises et remplaçait les Tutsis dans des positions clés par des Hutus. La minorité tutsie était structurellement marginalisée et des conflits ethniques éclataient sporadiquement. En 1973, un autre Hutu, Juvénal Habyarimana, arriva au pouvoir par un coup d’État, accompagné par des massacres de milliers de Tutsis. Il consacrait toutefois tous ses efforts au développement économique et les tensions ethniques diminuaient pour une courte période. À la fin des années 1980 cependant, dans un contexte de crise économique et de démocratisation forcée, la rhétorique anti-tutsie commençait à se développer sérieusement. À partir d’octobre 1990, avec l’invasion du FPR en provenance de l’Ouganda, la guerre civile éclata et des massacres de Tutsis se multipliaient. Quand l’avion présidentiel d’Habyarimana était abattu le 6 avril 1994, le génocide débuta.
Le jardin de la réconciliation représente finalement l’union retrouvée de la société rwandaise, prête à entamer un futur commun, à l’image de la période pré-coloniale, sans notion d’ethnies hutues et tutsies. Les lois sur le « divisionnisme » témoignent de cette volonté de dépasser toute fracture ethnique
En sélectionnant certains aspects historiques particuliers, en simplifiant quelques-uns, et en ignorant encore d’autres, cette histoire en trois étapes est un exemple parfait de la construction d’un mythe national. Le Centre mémorial ne mentionne pas les crimes de guerre commis par le FPR lui-même avant et après le génocide. À partir de leur invasion du Rwanda en octobre 1990, les rebelles étaient auteurs de massacres contre la population hutue – souvent dans des actes de revanche. Après la fuite des génocidaires, surtout vers le Congo, où ils se remobilisaient dans des camps de réfugiés, ils lançaient des raids meurtriers contre le nouveau gouvernement rwandais. Pour éliminer ces agents du génocide une fois pour toute, le FPR envahissait le Congo, d’abord en 1996, puis en 1998. Dans sa poursuite, l’armée rwandaise commettait des atrocités contre les réfugiés hutus rwandais tout comme contre la population congolaise.
Un mythe national a comme fin de définir la communauté nationale, qui y appartient et qui en est exclu. À travers une même histoire, un même calvaire, il donne aux sujets de cette communauté un sentiment d’appartenance. Pour lui, la vérité historique est d’importance secondaire. Ainsi, le Centre mémorial à Kigali raconte une histoire rwandaise sélective. Cependant, celle-ci semble trop axée sur les vainqueurs, ignorant l’expérience des perdants. Le mythe national rwandais risque alors d’écarter la majorité de sa population qui est hutue – un jeu dangereux dans un pays avec un tel passé.

L’auteur travaille comme chargé de projets dans une organisation non-gouvernementale britannique à Londres, qui conduit des projets de recherche et d’éducation en Afrique centrale et de l’est. Il revient juste d’un voyage professionnel à travers la région des Grands Lacs.
Michel Thill
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