Théâtre

L’inhumain dans l’homme

d'Lëtzebuerger Land du 06.10.2023

Le Grand Théâtre de Luxembourg ouvre la saison théâtrale avec la création de Elena qui nous confronte – même si au début défilent des séquences de vie quotidienne de la journée d’un couple – à l’horreur d’un acte d’une femme et à un flagrant renversement de situation.

Comme pour Breaking the Waves (2018) d’après le film de Lars von Trier, la nouvelle création de Myriam Muller est l’adaptation d’un scénario de film, celui d’Andreï Zviaguintsev. Elena lui a beaucoup plu, notamment par le focus sur les rituels quotidiens, ce qui l’a motivé à étoffer l’œuvre et à introduire de nombreux recours à la vidéo (par Émeric Adrian), avec une caméra projetée en direct sur le décor (cadre : Sven Ulmerich). Ce procédé accentue les gros plans et suit les personnages dans leurs déplacements, ce qui permet au spectateur de se familiariser davantage avec eux, de scruter leur comportement dans diverses situations, de les accompagner dans leur vie en multipliant les images.

La conception inventive voire ingénieuse de la scénographie, un chef d’œuvre signé Christian Klein (les costumes portent aussi sa griffe) aide aussi à nous rapprocher des personnages : face au public, un large panneau avec au milieu une ouverture-cuisine permet de montrer les personnages dans une panoplie de situations, mêlant vidéo et théâtre, l’une relayant l’autre à un rythme accéléré, notamment pour les déplacements, mais aussi de suivre leurs gestes quotidiens, de les accompagner au réveil dans la salle de bains. Devant le panneau est installé d’un côté un coin chambre à coucher, de l’autre un salon. Cette conception, un beau travail finement ciselé, bien mis en lumière par Renaud Ceulemans, donne l’impression de pénétrer dans l’intimité des personnages.

Le personnage-clé, Elena (Nicole Dogué, très dévouée puis tout aussi implacable), apparaît sous bien des facettes : être au service de son mari d’abord, sa bonne, sa cuisinière, mais aussi de son fils (Jules Werner) sans emploi avec sa famille, le soutenir surtout financièrement. Une délicieuse scène la montre dans une chapelle en train d’allumer des cierges en vue de la guérison de son mari Vladimir (Alexandre Trocki). Elena l’a connu quand elle était son infirmière. Elle est devenue la seconde épouse du riche Vladimir. Il est le père de Katia, une fille indépendante (Sophie Mousel) mais dépendante de son soutien financier. Elena est avec lui aux petits soins, il lui offre une vie sans soucis matériels.

Elena débute par diverses scènes du rituel quotidien du couple Elena-Vladimir, soulignant la stabilité répétitive et l’importance accordée au travail bien fait. La pièce vire abruptement, quand Vladimir refuse de soutenir financièrement Sacha (Hadrien Heaulmé), le petit-fils d’Elena, pour le sauver d’une mauvaise situation. Pour trouver la somme d’argent nécessaire, Elena a recours à une autre solution sans prendre d’abord en considération le contexte et les conséquences désastreuses.

Nécessité fait loi, le sous-titre de la pièce, signifie que le fait d’être dans le besoin l’emporte et prime sur toute chose. Ce qu’il faut faire, il faut le faire. Les scènes du début, parfois accompagnées de la création sonore de Bernard Valléry, montrent le rituel journalier, se lever, faire sa toilette, arranger la maison, ce qui doit être fait. Puis quand il faut trouver l’argent pour les études du petit-fils d’Elena, il faut trouver une solution coûte que coûte.

Or, après l’acte irréversible, Elena se rend compte de ce qu’elle vient de faire, mais elle n’a pas vu d’autre solution. Elle est un personnage à diverses couches, qu’il faut prendre en considération : Elena, la dévouée, qui fait son travail, aux côtés de son mari puis avec sa famille, Elena la déterminée qui voit le but dans la survie, à tout prix. Les autres personnages, sa famille et celle de son mari, existent surtout par rapport à elle, sauf peut-être Katia, la rebelle, qui défend la théorie de la nécessité de survie du monde.

Pour la metteuse en scène et pour les auteurs, Elena est une pièce à diverses lectures : la lutte des classes, le rôle de la femme dans la société, notre monde régi par l’argent. Le geste inhumain d’Elena s’explique en particulier par la nécessité de survie. Myriam Muller affirme dans l’entretien avec Ian de Toffoli (dans le programme de salle) qu’elle se base sur « un postulat précis, à savoir l’instinct de survie du personnage d’Elena, face à l’affranchissement impossible des humains au sein de notre société, face à leur impossibilité de se hisser au-delà de leur condition sociale donnée. » D’autres textes, intégrés dans la pièce, font fonction de mise en abyme de ce postulat, des textes anthropologiques, scientifiques, qui relèvent des recherches de Katia, et illustrent l’instinct de survie dans le monde animal et végétal.

La création d’Elena frappe surtout par le travail en amont de la metteure en scène et de son assistant Antoine Colla, par une mise en scène précise et rigoureuse, par le travail intéressant du scénographe et le jeu live des comédiens qui complète les scènes filmées. Un spectacle qui attire par un « dialogue » réussi du théâtre et de la vidéo.

Dernière représentation ce 6 octobre à 20h au Grand Théâtre de Luxembourg. Le spectacle part en tournée en Belgique et en France la semaine prochaine

Josée Zeimes
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