CinEast

Jésus au pays des Soviets

d'Lëtzebuerger Land vom 06.10.2023

Ce pourrait être un film d’Alexeï Guerman ou de Béla Tarr, tout en matière lourde, boueuse, envahie par l’humidité et l’obscurité, ce qui était pour les cinéastes soviétiques une façon de formuler tacitement une critique du régime et de son immobilisme. Sauf qu’il s’agit d’un film tourné aujourd’hui, l’oxymorique Citizen Saint (2023) que l’on doit à une cinéaste originaire de Tbilissi (tout comme son compatriote Serguei Paradjanov). Formée à la Faculté de cinéma de l’Université Chota Roustavéli de la capitale géorgienne, Tinatin Kajrishvili concourt, avec ce troisième long-métrage, au côté de six autres films retenus pour la compétition de la seizième édition du festival CinEast (5-22 octobre).

Au commencement de Citizen Saint, une lueur s’échappe des ténèbres : une ampoule grésille, découvrant par éclats un lieu clos, manifestement souterrain – des égouts ? une mine ? un tunnel où se terreraient une espèce mutante d’hommes-rats ? On l’ignore à cet instant. Là en tout cas résident celles et ceux dont la « vie est torture », selon les termes de l’énigmatique vieil homme qui squatte les lieux en compagnie de sa chienne Medea. On comprend mieux le sens de cette réplique une fois dehors, auprès des paysages façonnés par l’industrie minière et son cortège de damnés qui descendent chaque jour dans les profondeurs de la Terre. Dans cette ville jamais nommée de Géorgie, le temps semble s’être arrêté. De toutes parts ça flaire bon (ou mauvais, selon les sensibilités) le soviétisme et son amour revendiqué de la matière : engins de chantier imposants, fresques monumentales de propagande, contexte ouvriériste parfaitement restitué par le recours de la cinéaste à de vrais mineurs... Mais au pays des Soviets, la cinéaste introduit un élément irrationnel et spirituel, en l’occurrence le culte paradoxal que les mineurs vouent à un saint sensé veiller sur eux et leurs familles (soit un équivalent, en Lorraine et au Luxembourg, du patronage de sainte Barbe). Un culte qui va progressivement occuper une place centrale dans ce film, et cela dès l’ouverture avec la présence d’une statue syncrétique, un christ-ouvrier exposé sur un monticule de terre ayant valeur de Golgotha.

La statuaire nourrit à elle-seule toute l’intrigue, une fois son modèle ayant disparu on ne sait comment. Il faut retrouver ce « Citizen Saint » au plus vite afin que les ouvriers puissent retourner à la mine, que la production reprenne... Le patronat et ses sbires sont donc en première ligne dans cette quête, révélant la dimension fondamentalement conservatrice de ce culte qui assure paix sociale et stabilité économique. La jeune cinéaste s’amuse à donner forme humaine à cette figure christique : charge aux autres de le reconnaître parmi eux, comme dans la parabole du Repas d’Emmaüs. Puis des miracles se produisent : un père retrouve son fils, un paraplégique marche soudainement, un vieux couple séparé se réconcilie... Tout cela grâce à la présence mutique d’un jeune homme vertueux (bien qu’on ne le voie jamais agir), dont la coupe de cheveux rappelle celle des frères Gallagher du groupe Oasis (un rôle christique qui échoit à l’acteur professionnel George Babluani)…

Y croire ou en rire, telle est le dilemme qui se pose au spectateur. Car, malgré une mise en scène et une photographie en noir et blanc remarquables, on peine à comprendre le geste qui anime la cinéaste. La spiritualité qu’elle infuse tourne malheureusement à vide et ne parvient guère à émouvoir, même en dépit des miracles qui se manifestent (Citizen Saint est proche en cela du film roumain Miracle que l’on avait découvert l’année dernière à CinEast). Une religiosité qui peut même paraître rétrograde quand elle consiste à faire agenouiller une femme aux pieds de son mari... N’est pas Andreï Tarkovski qui veut.

Loïc Millot
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