Avant le Gafi, le barreau se dote d’une police pour ne pas apparaître comme le maillon faible de la place financière et surtout ne pas passer sous une autorité qui nuirait à sa sacrosainte indépendance

La lutte des toges

Le mur des bâtonniers à la Maison de l’avocat
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 26.03.2021

Cas d’école Le 28 novembre 2017, le conseil disciplinaire et administratif des avocats châtie maître Laurent Citran (nom changé par la rédaction). Cet avocat de la liste I d’origine française est interdit à vie de l’exercice de la profession. L’organe commun des ordres de Luxembourg et de Diekirch frappe fort pour envoyer un message à la profession. Principalement : les violations grossières de la loi de 2004 contre le blanchiment d’argent ne passent pas. « L’ordre des avocats du barreau de Luxembourg reproche en l’espèce au défendeur d’avoir reçu et proposé de recevoir, en qualité d’avocat à la Cour, des sommes en partie considérables de tiers contre paiement de commissions représentant un pourcentage fixe prédéterminé des montants reçus, sans connaître ces tiers ni l’origine des fonds », écrit le conseil disciplinaire dans l’arrêt consulté par le Land. Une commission rogatoire internationale émanant de Prague avait provoqué en 2017 le débarquement policier dans le bureau-appartement de l’avocat à Differdange. Le bâtonnier, convoqué dans ce genre de situation, avait relevé lesdits manquements dans les procédures de conformité dites KYC (pour know your customer). En l’espèce, Laurent Citran ne connaissait pas son client tchèque. « Il ne l’a jamais personnellement rencontré », relève le magistrat qui a statué sur le dossier en correctionnelle. Or, le 27 mai 2015, il avait mis à disposition de ce dernier le compte pour tiers qu’un avocat ouvre auprès d’une banque locale pour, normalement, placer l’argent versé lors de transactions entre deux parties après avoir dûment vérifié son origine. Laurent Citran n’a pas entamé le début d’une procédure de due diligence. Le bâtonnier de l’époque, François Prum, s’en est étouffé et a déclenché fissa la procédure d’omission pour exclure au plus vite l’indélicat. Au pénal, l’avocat admettra ses fautes et sera condamné (sur accord) à 15 000 euros d’amende. Le 6 novembre 2019, l’instance d’appel de l’organe disciplinaire des avocats (où deux magistrats rejoignent les représentants des barreaux) réduira la peine à cinq ans d’exclusion de la profession. Le motif de l’allègement ? « L’avocat n’a pas été condamné (au pénal, ndlr) pour avoir participé à une opération de blanchiment, mais pour ne pas avoir respecté les dispositions légales applicables en matière de lutte contre le blanchiment ». La notification devra en outre être publiée sur les portes des tribunaux luxembourgeois pendant un an (publication qui n’est en réalité effective que quelques jours ou semaines). Si le dossier Citran avait été jugé après le 25 mars 2020, alors il aurait figuré sur le site internet du Barreau. 

Depuis très exactement un an, le barreau de Luxembourg a changé d’ère. La loi de transposition de la cinquième directive antiblanchiment impose de nouvelles missions à son autorité de régulation. L’ordre doit notamment préparer tous les ans un rapport d’évaluation des risques de blanchiment. Son conseil de l’ordre dispose en sus de nouvelles sanctions comme le name, blame & shame ou encore des mesures d’urgence pour la bâtonnière. Afin d’accomplir sa tâche d’autorégulation, l’Ordre des avocats a constitué en juillet dernier sa propre police : la Commission du contrôle du barreau de Luxembourg (CCBL). Forte des pouvoirs délégués par son ordre, deux membres de la CCBL (accompagnés d’un représentant de la Maison de l’avocat) effectuent régulièrement, le mardi et le jeudi, des descentes dans les études de la place. L’objectif premier ces temps-ci : vérifier les dispositifs de contrôle AML (anti-money laundering) que les études sont censées tester, particulièrement depuis la loi du
25 mars 2021. Le barreau cherche à tout prix à s’épargner les brebis galeuses comme Citran qui contamineraient tout le troupeau. Aussi, les moyens paraissent ahurissants au béotien. La CCBL peut se faire communiquer « tous documents, quelqu’en soit le support, accéder à tous les locaux à usage professionnel et entendre toute personne dont l’audition est utile à l’avancement des contrôles », lit-on dans un règlement interne. Ces contrôles sont effectués par des pairs (la CCBL est composée de huit avocats et de deux juristes conformité de l’Ordre) sur une approche par risque, elle-même établie sur base d’un contrôle préliminaire dit « off site ». 

Génération AML En décembre, le barreau a envoyé à ses membres un questionnaire à ses ressortissants pour identifier leurs activités. Certaines, dites du « transactionnel », portent le plus de danger en matière de blanchiment d’argent lié à des infractions primaires potentiellement intervenues en amont. L’on se félicite au Barreau du taux de réponse « autour de 98 pour cent ». Mais des aînés qui n’ont pas pris le virage du web ont manqué la documentation envoyée de manière électronique. Rattrapés par téléphone, certains manifestent leur réticence à l’ingérence de l’Ordre. Avec 3 000 membres le barreau rassemble aujourd’hui une immense variété d’occupants en termes générationnels. Depuis le décès de Jacques Loesch en septembre dernier, Edmond Lorang, assermenté le même jour (le 6 février 1952 !), est l’unique doyen. Rencontrée mardi dans la salle de réunion de la maison de l’avocat, la bâtonnière, Valérie Dupong évoque de réelles différences entre générations pour ce qui touche aux procédures anti-blanchiment, les nouveaux entrants auraient été biberonnés à l’AML sur les bancs de la fac. Le barreau offre des formations pour mettre tout le monde à niveau si besoin. Dans son bureau à un jet de pierre du siège de l’Ordre, le président de la CCBL François Prum, « le commissaire-en-chef du Barreau » comme il se désigne, craint davantage les avocats de la liste IV, lesquels exercent avec un agrément étranger et risquent de ne pas accorder l’égard dû à la solidarité de place. De « potentiels avocats boîtes aux lettres », comme les désignent François Prum, qui entend bien ne pas les laisser prospérer.

Selon les premiers résultats du contrôle off site (chiffrage à considérer comme intermédiaire du fait de possibles doublons avec les avocats qui ont répondu à la fois pour eux-mêmes et pour leur étude), pour la première fois soumis publiquement, 23 pour cent des répondants estiment avoir des activités tombant dans le champ de l’AML. (Dans son évaluation nationale du risque de blanchiment, les représentants de la Justice évaluent la proportion à soixante pour cent). On parle notamment de domiciliations, de mandats d’administrateur ou d’activités de « prestataires de services aux sociétés et fiducie ». 65 pour cent d’entre eux estiment leur chiffre d’affaires lié à ces activités inférieur à dix pour cent de l’ensemble de leurs revenus. Moins de vingt pour cent jugent que leurs activités tombent quasi-exclusivement dans le champ de l’anti-blanchiment. Selon la cartographie dessinée par le barreau, la principale activité « in scope », c’est-à-dire tombant dans la surveillance AML, serait le contentieux et le conseil juridique, pour quasiment un tiers des études sondées. Viendraient ensuite les conseils corporate (quatorze pour cent). L’activité de domiciliation, qui figure clairement comme la menace numéro un, génèrerait moins de vingt pour cent des activités « in scope ». En somme, sur cinquante euros encaissés par les avocats de la place, seul un proviendrait de l’enregistrement et de la gestion d’une société pour le compte de tiers.

Le barreau affine encore ses chiffres. La plus grande partie des avocats concernés (65 pour cent) indiquent domicilier moins de dix structures. À l’autre bout du spectre, moins de un pour cent en compte plus de cent. Pas de domiciliation de masse donc, fait-on valoir au barreau, tout juste cinq ans après les révélations Panama Papers. Les données soustraites au cabinet Mossack Fonseca publiées par le Consortium international de journalistes avaient éclairé l’industrialisation de l’évasion offshore au début des années 2000, notamment via le Grand-Duché où le cabinet panaméen avait un bureau de représentation. Les études Osch&Arendt, René Faltz, Tabery & Wauthier, LG Avocats, Reding & Felten, Elvinger & Schank, Berna et associés, Beatriz Garcia, McGaw law office, Wildgen Partners ou encore Elvinger, Hoss & Prussen devenaient référencées dans le moteur de recherche. L’Administration des contributions directes n’avait plus qu’à écrire l’adresse et affranchir pour enjoindre les avocats de lister leurs clients férus d’exotisme afin de vérifier leur probité fiscale. L’injonction a été balayée avec détermination par le barreau au nom du secret professionnel, « deuxième peau de l’avocat », selon Valérie Dupong. Et le tribunal administratif lui a donné raison en septembre dernier, une décision sujette à un appel de la part de l’ACD. Le secret professionnel a également justifié ce qui de l’extérieur passe pour une coquetterie, à savoir que les déclarations de soupçons enregistrées sur le logiciel Go-AML n’arrivent pas directement boulevard Roosevelt à la Cellule de renseignement financier, mais fassent un crochet par le boulevard Joseph II où la bâtonnière tamponne l’envoi. 

Cuisine à l’étouffée Depuis 2004 et la première loi AML, le barreau s’est progressivement plié aux impératifs de lutte contre le blanchiment dans une mouvance continentale, dite de level playing field. Entre 2010 et 2017, le nombre de déclarations de soupçon envoyées par les avocats a oscillé entre 13 et 36 unités par an. Depuis la digitalisation de la procédure via Go-AML en 2017, les avocats des barreaux luxembourgeois ont manifesté 78, 59 puis 149 (en 2020) doutes quant à la probité des transactions passées dans leurs études. Le chiffre atteint déjà 48 au 24 mars. C’est beaucoup par rapport au passé, assez peu par rapport aux volumes financiers qui passent par le centre luxembourgeois. Le Groupe d’action financière (Gafi) se fera son opinion à l’automne. En attendant, Michel Turk, Monsieur Gafi pour le gouvernement, pointe du doigt la fragmentation de la régulation entre les treize types d’entités actives dans les Trust and Company Service providers, des banques aux avocats, et leurs huit régulateurs (CSSF, IRE, OEC, Chambre notariale, etc.). « Les règles, c’est bien, mais il faut prouver qu’on contrôle et que cela fonctionne », commente le pénaliste André Lutgen. La loi du 27 octobre 2010 avait institutionnalisé les contrôles sur site.  Ces « contrôles confraternels » ont démarré en 2012-2013 auprès de 450 avocats, selon des chiffres parus dans l’Écho du barreau, journal de l’Ordre. Entre 2016 et 2020, celui-ci a réalisé 79 inspections auprès de 1 300 avocats. Depuis la création de la CCBL et malgré la pandémie, 28 contrôles ont été réalisés, représentant un contingent de « 815 confrères, soit 27 pour cent du barreau », s’enorgueillissent les représentants de l’Ordre, à qui sont envoyés les procès-verbaux de tous les contrôles. On nous certifie que les premières audiences devant le conseil disciplinaires d’avocats « redressés » par la CCBL sont imminentes. Dans sa préface à l’ouvrage de Marc Thewes (avocat et conseiller d’État) La profession d’avocat au Grand-Duché de Luxembourg, publié en 2015, le bâtonnier de l’époque Rosario Grasso écrit que « ces décisions rendues par nos instances ordinales, entièrement ou partiellement composées de membres de notre profession, dans le respect du contradictoire et des procédures préétablies sont expression des garanties et preuve de l’indépendance de notre profession. » Le barreau reste malheureusement muet sur le nombre de cas relevés par les contrôles sur site et qui ont fini par des sanctions devant le conseil disciplinaire. 

Comment expliquer donc que l’on préfère se faire contrôler par son concurrent que par une émanation de l’État ? Le soupçon instille. Les avocats rétorquent justement par cette volonté d’indépendance des barreaux, partagée sur le Vieux continent. Nicolas Thieltgen, membre de la CCBL, se réfère à la « méfiance historique » des avocats, lesquels s’opposent régulièrement à l’État dans les tribunaux, au civil comme au pénal. L’immixtion d’une de ses émanations dans les études peut nuire à la confiance placée par le citoyen en la justice. Ni plus ni moins. Cette confiance a déjà été ébranlée par la règlementation AML, « grave souci du barreau », selon les termes de Jacques Loesch en 2009, dans une conférence devant l’Institut Grand-Ducal qui fait date. L’emblématique avocat avait qualifié « nouveauté extraordinaire », la nécessité de dénoncer son client quand les cironstances l’exigeaient. « Dans notre civilisation imprégnée d’un profond humanisme, la confiance que le client devait pouvoir faire à son avocat ne devait souffrir aucune atteinte. Au point où sont les choses, on peut se demander quand ce grand principe sera libéralisé encore davantage », avait interrogé Jacques Loesch. En la « monarchie des avocats » où neuf des dix Premiers ministres élus depuis 1919 ont appartenu à l’Ordre (Land, 22.07.2016), le lien entre le politique et les avocats, notamment d’affaires, semble se distendre, étonnamment sous un chef de l’exécutif libéral et avocat. Contacté par le Land, le ministère des Finances (même rue et même bord politique que le ministère d’État) affirme que le Luxembourg soutient l’option de la création d’une nouvelle autorité européenne en matière de lutte contre le blanchiment en vertu des conclusions adoptées à l’Ecofin de novembre. Il estime par ailleurs « qu’une approche intersectorielle et inclusive est nécessaire ». « Le champ d’action de cette future autorité européenne devra dépasser le secteur financier et inclure également les acteurs d’autres secteurs d’activité », complètent les services de Pierre Gramegna. Les avocats sont perplexes, mais veillent.

Pierre Sorlut
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